mercredi 22 avril 2020

JOANNE WOODWARD, DE VERT ET D'OR


Longtemps restée uniquement à mes yeux l’épouse du mythique Paul Newman, Joanne Woodward (née en 1930) a acquis peu à peu une place de choix dans mon panthéon personnel, grâce notamment à sa capacité singulière à me faire aimer ses personnages là où je ne l’attends pas. Pourtant, sa filmographie est loin d’être attractive pour mes goûts personnels, celle-ci étant ponctuée de mélodrames dont l'âge commence aujourd'hui à se faire ressentir. Mais cette actrice n’était pas du type à simplement jouer ses personnages : elle les vivait. Portée par l’une des voix les plus reconnaissables du cinéma américain, et dotée d’un regard serti d’émeraude, elle savait tout faire : la dame mondaine et la fille populaire, la sensuelle et la gauche, l’explosive et la réservée, l’héroïne et l’anti-héroïne. Excellente dans l’art de la nuance, elle basait sa crédibilité sur l’émotion juste, de sorte qu’il m'était difficile de ne pas l’apprécier et lui consacrer sa rétrospective, que voici…


The Three Faces of Eve, la triade dorée


VF : Les trois visages d’Eve. Un film de Nunnally Johnson (1957), avec Joanne Woodward et Lee J. Cobb.

L’histoire : Une jeune femme timide et effacée, Eve White (Joanne Woodward), souffre régulièrement de maux de tête et de pertes de mémoire. Après l’avoir mise sous hypnose, un psychiatre lui découvre une autre personnalité, plus sauvage, désinhibée et entreprenante : Eve Black.

Sorti la même année que le Lizzie avec Eleanor Parker, The Three Faces of Eve ne peut échapper à la comparaison, déjà détaillée dans l'article sur les meilleures actrices de 1957. Les deux films partagent en effet un thème, celui d’une femme à la triple personnalité : une première timide et effacée, une autre exubérante et incontrôlable, et une dernière plus équilibrée. Tandis que Lizzie se base sur un scénario romancé, proche du thriller, Eve adopte une approche documentaire qui me sied moins. Le point de vue rapporté y est essentiellement celui du psychiatre, et non celui de l'héroïne. Le film reste néanmoins d'un intérêt certain, car il est admirablement porté par son actrice principale.

Eve White, Eve Black et Jane
En effet, Joanne, qui a reçu l’Oscar de l’année pour ce rôle, y est en tout point merveilleuse. Son interprétation toute en nuances de Eve White et de son "opposée" Eve Black permet au spectateur de percevoir des points communs et des liens entre les deux personnalités. Elle insuffle un charme léger dans la jeune épouse soumise à son mari, qui la rend plus attachante qu’apitoyante. Ce charme se transforme en un charisme détonnant avec la dévergondée Eve Black, le jeu de Joanne donnant à son explosivité sensuelle une forme d’innocence, qui rappelle ainsi Eve White, et qui surtout la rend finalement assez sympathique.

« There are a lot of things you've never seen me do before... »

Les passages avec Eve Black sont probablement les meilleurs du film, tant la sensation de libération, exprimée par l’actrice via son sourire et son regard, est intense. Cette sympathie éprouvée signifie cependant qu’on ne retrouve pas l’excitation produite par la nocivité de la personnalité antagoniste comme dans Lizzie, ce qui enlève de l’intensité et du suspense. Mais, à l’inverse d’Eleanor qui en faisait une copie de la première personnalité, Joanne développe avec une certaine précision le troisième « visage », Jane, de sorte que l’on puisse la distinguer, et intègre dans celle-ci les qualités des deux autres, de manière à construire une héroïne en définitive fort riche.

A noter, la plupart des futures performances de Joanne font penser, à des degrés divers, à l’une ou l’autre de ces trois personnalités, voire à plusieurs à la fois, l’actrice étant particulièrement à l’aise dans des rôles de jeune femme apparemment sans défense, mais en réalité indomptable, ou à l’inverse de femme indépendante qui laisse apparaître des fêlures.


The Long, Hot Summer, la naissance d’une flamme


VF : Les feux de l’été. Un film de Martin Ritt (1958), avec Joanne Woodward, Paul Newman, Lee Remick et Orson Welles.

L’histoire : A son arrivée dans une petite bourgade du Sud des Etats-Unis, Ben Quick (Paul Newman), un jeune vagabond ambitieux mais de fâcheuse réputation, est accueilli et embauché par le patriarche de la plus riche famille de la région, Will Varner (Orson Welles), au plus grand déplaisir de sa fille Clara (Joanne Woodward).

Œuvre au carrefour du mélodrame, du soap-opera et de la comédie de mœurs, The Long, Hot Summer est fidèle à l’image que j’ai en général du cinéma des années 1950, avec son cortège de films en couleur format Cinémascope, adaptés de Tennessee Williams ou équivalents (ici, William Faulkner), signés Minelli ou Sirk. Il n’empêche, malgré les défauts inhérents au genre, ce film-ci possède une sorte d’étincelle, allumée et entretenue par ses acteurs, qui donnent leur charisme et leur charme à l’ensemble et en font une œuvre agréable à regarder.

Premier film du couple Paul Newman / Joanne Woodward, qui s’est d’ailleurs formé grâce à lui, The Long, Hot Summer a pour atout majeur les joutes entre Clara, la fille rebelle du plus puissant homme de la région, et Ben, l’aventurier opportuniste. Tout le film est construit sur l’ascension de celui-ci au sein de la famille Varner et son impact sur les différents membres de la famille : Will, le patriarche, reconnait en lui un alter-ego viril, fort et sans scrupules, ce qu’il apprécie, et souhaite donc le voir devenir son héritier ; Jody, le propre fils de Will, le voit comme une menace à son héritage, mais son problème est surtout avec son père, qui le perçoit comme un faible et le méprise ; enfin, Clara, qui est célibataire, souhaite épouser un homme d’honneur, et se méfie donc des projets conjoints de son père et de Ben à son encontre.

« You couldn’t tame me. But you taught me. »

Les dialogues incisifs entre, d’une part, un Orson Welles grognon, le front ruisselant, et un Paul Newman sarcastique, et d’autre part, un Paul Newman au regard charmeur et une Joanne Woodward aux yeux incendiaires, maintiennent le spectateur en haleine. Avec ce rôle, Joanne m’a plu au point que je classe son personnage de Clara en tête de liste dans mon article sur mes personnages féminins favoris. Et pour cause, elle déploie ici tout ce qu’il faut pour me faire apprécier son personnage, bien aidée par les traits caractéristiques de son jeu que sont sa voix au timbre grave et léger, ainsi que son phrasé lent, l’une des sources de son charisme avec son regard, celui-ci étant réellement jouissif pour le spectateur tant il semble mitrailler ces hommes à la virilité portée en étendard. Elle construit ainsi une Clara à la personnalité attachante, calme et indomptable. Son alchimie viscérale avec Newman atteint des sommets, et voir la caméra jongler entre le regard vert de l’une et le bleu de l’autre est un petit plaisir que je ne renierai pas.


From the Terrace, l’éclat de la blonde platine


VF : Du haut de la terrasse. Un film de Mark Robson (1960), avec Joanne Woodward, Paul Newman et Ina Balin.

L’histoire : A son retour de la guerre, Alfred Eaton (Paul Newman) constate désabusé que son père, un riche patron, est devenu insupportable et que sa mère (Myrna Loy !) a sombré dans l’alcool. Décidé à rompre avec sa famille et à tracer sa propre voie, il se met à son compte. C’est alors qu’il rencontre la séduisante Mary (Joanne Woodward), une riche héritière…

From the Terrace n’est pas à proprement parler un film remarquable. Il s’agit d’un pur mélodrame beaucoup trop long et à la photographie souvent trop sombre et pas assez contrastée. Mais voilà, il y a Joanne, et sa performance dans ce film est unique dans sa filmographie. Le film traite du cheminement d’un homme issu d’un milieu fortuné, mais qui a coupé les ponts avec sa famille pour reprendre le contrôle de son destin, en digne représentant du self-made man américain. Cet homme, incarné par Paul Newman, est loin du « héros des légendes » : il « vole » la fiancée (Joanne) de quelqu’un d’autre, l’épouse puis la néglige totalement en n'ayant la tête qu’à son travail et son ambition personnelle.

C’était prévisible, l’alchimie mythique entre Joanne et Paul Newman est encore une fois patente ici, en particulier dans la première partie du film, où l’actrice est à son zénith dans la catégorie « glamour » : à ma connaissance, jamais elle n’a été autant mise en valeur d’un point de vue physique. Elle dira d’ailleurs elle-même : « I looked like Lana Turner ». Le film étant proche du mélodrame turnerien, la comparaison convient bien… Et cette classe, cette attitude, cette sensualité dans le regard, et bien-sûr cette voix ! On revient toujours à cette voix, cette caractéristique essentielle du jeu de l’actrice.

« You’ll never belong to anyone else as long as you live ! »

Aussi le charme de Joanne est-il rayonnant dès la rencontre avec le « héros » lors d’un bal entre gens de bonne famille. Mondaine est un qualificatif qui sied comme un gant (de velours) au personnage de notre actrice, Mary, une riche héritière qui, si elle sait tenir tête à son père (décidément, c’est une manie !), ne se conçoit pas en dehors de cet univers. Elle aspire ainsi à fréquenter les bals et les soirées bourgeoises avec son mari, et à fonder une famille dont elle pourra être fière. A l’inverse, son époux Alfred est anticonformiste, rebelle dans l’âme, et rejette les mondanités. Le contraste entre les deux conjoints est flagrant, et alimente le piment sur lequel repose le film. La seconde partie développe donc cet aspect, les scènes marquantes étant celles où Joanne et Paul s’affrontent, avec détachement pour lui, avec passion pour elle.

Ainsi, si un jour vous tombez sur ce film, arrêtez-vous sur Joanne Woodward. Sur ce personnage de blonde platine, de blonde presque hitchcokienne. Un ajout unique dans la carrière de l’actrice.


Mais aussi…


No Down Payment (1957), de Martin Ritt : Dans ce film de bonne facture à l'ambition de réalisme social, en ce qu’il dépeint quatre couples et leurs problèmes dans une banlieue résidentielle neuve typique des années 1950, Joanne ne laisse pas insensible en jeune épouse d’un vétéran tourmenté. Elle s’avère assez bouleversante grâce à une performance qui n’est pas sans rappeler Eve Black : de la désinvolture, une âme enfantine et une attitude séductrice ; elle y ajoute cependant, avec beaucoup d’émotions, les doutes d’une femme malheureuse dans son mariage, qui regrette de ne pas avoir d’enfants.

- The Fugitive Kind (1960), de Sidney Lumet, avec Marlon Brando et Anna Magnani : Si le film ne mérite pas en lui-même qu’on s’y attarde, la faute à un scénario bancal et à une ambiance étrange, Joanne vole presque la vedette aux autres stars grâce à une performance a priori à contre-emploi dans un rôle de femme alcoolique et nymphomane, entre charisme excentrique et sensualité vulgaire, non sans un certain talent (tragi-)comique.

- A Big Hand for the Little Lady (1966), de Fielder Cook, avec Henry Fonda : Cet excellent western, dont l’atmosphère de huis-clos n’est pas sans rappeler 12 Angry Men, nous immerge dans la « plus grande partie de poker de l’histoire de l'Ouest ». Porté par l’ensemble de ses acteurs masculins, tous très charismatiques, il trouve son originalité dans le rôle pivot joué par Joanne, qui va devoir prendre la place de son mari dans la partie. L’actrice campe ici essentiellement le rôle d’une épouse modèle plutôt moderne, celle qui sait dire non à son homme et qui inspire le respect par sa détermination, mais elle se révèle aussi dans un registre plus exubérant et jouissif dans les scènes finales.

Rachel, Rachel (1968), de Paul Newman, avec James Olson et Estelle Parsons : Je dois le reconnaître, voilà typiquement le genre de film qu’il m’est difficile d’apprécier, la faute à la "combinaison gagnante" d'un scénario amer, une réalisation très âpre et une photographie simple et pauvre. Pour moi, le cinéma doit mettre l’esthétique de l’image au service du sens du film, ce qui n’est pas le cas ici. Rachel, Rachel se repose en fait entièrement sur la performance de Joanne, qui y est brillante dans le rôle d’une institutrice, « vieille fille » marginale et paumée qui tente de découvrir un sens à son existence monotone dans une petite bourgade morose. Brillante, car encore une fois elle explore les rouages de la psychologie de son personnage et elle joue avec aise sur plusieurs registres, celui de la femme réservée et complexée étant dominant, laissant apparaître frustrations et désirs inassouvis. J’aurais d'ailleurs été curieux de voir une Deborah Kerr dans ce rôle.



2 commentaires:

  1. Superbe article plein d'analyses passionnantes, qui me donne en outre très envie de découvrir des films dont je n'avais jamais entendu parler (A Big Hand, No Dawn Payment), ou que je n'ai pas encore eu l'occasion de voir (The Long, Hot Summer, The Fugitive Kind).

    Ce que tu dis d'elle confirme qu'elle est une actrice unique: elle n'a jamais joué deux fois de suite le même personnage.

    Pour le moment, mon top 5 personnel serait composé des Trois Visages d’Ève (1957), Du haut de la terrasse (1960), The Stripper (1963), Rachel, Rachel (1968) et WUSA (1970).

    Il est impressionnant d'observer à quel point elle sait jouer des personnages complexes là où on ne les attend pas. Je pense notamment à Du haut de la terrasse où je n'envisageais pas que le premier rôle féminin soit brossé avec tant de nuances: assurément, elle ne s'est jamais reposée sur ses lauriers et mérite sa place au panthéon des plus grandes.

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    1. Merci, cet article là a été long à sortir... Depuis le temps que je l'ai en tête ! C'est tout le problème quand on apprécie beaucoup une actrice sans être un fan absolu de ses films ! Je suis plus porté sur la période 1930-1950 que sur les années suivantes.

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