vendredi 27 mars 2015

BLACK NARCISSUS – Le Narcisse noir


Titre original : Black Narcissus
Titre français : Le Narcisse noir
Réalisation : Michael Powell et Emeric Pressburger
Musique : Brian Easdale
Genre : Drame
Durée : 100 minutes
Date de sortie : 24 avril 1947 (Royaume-Uni)
Casting :
Deborah Kerr : Sœur Clodagh
David Farrar : Mr. Dean
Kathleen Byron : Sœur Ruth
Jean Simmons : Kanchi
Sabu : le jeune général
Judith Furse : Sœur Briony
Flora Robson : Sœur Philippa


L’HISTOIRE

Cinq nonnes sont envoyées fonder un couvent dans un ancien palais de l’Himalaya. Elles éprouvent cependant des difficultés à s’adapter à cet endroit isolé, et le charme exotique du lieu vient bientôt les troubler…


L’AVIS DE FU MANCHU

Réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger – un an avant The Red Shoes, objet d’un précédent article sur ce blog -, Black Narcissus narre l’histoire de cinq nonnes appartenant à un couvent de Calcutta, qui sont dépêchées au cœur de l’Himalaya à la demande d’un prince indien pour y établir un dispensaire et une école. Bâti sur un éperon rocheux battu par les vents à pic d’une vallée verdoyante, le palais qui leur est offert est en réalité un ancien harem, et la jeune Mère Supérieure, Sœur Clodagh (Deborah Kerr), aura fort à faire pour établir un couvent digne de ce nom. Elle sera aidée dans sa tâche par l’atypique et sémillant Mr Dean, l’agent détaché auprès des autorités locales par les Britanniques.



Toute la symbolique de Black Narcissus repose sur l’opposition constante entre le spirituel, le sacré d’une part, et l’animalité, le passionnel d’autre part, qui sous diverses formes tentera de détourner les sœurs de leur vocation.

Le spirituel est avant tout représenté par les nonnes, dont l’habit blanc souligne la pureté et dont seul le visage est apparent. Associé aux sœurs, le signe de la croix est omniprésent : c’est ainsi que sont disposées les tables dans le réfectoire du couvent, au début du film, et c’est également l’ombre d’une croix qui se dessine sur le visage de Deborah Kerr, quand son personnage songe à son passé perdu.  
Le paysage immaculé des montagnes, quant à lui, laisse augurer d’un endroit isolé et propice aux méditations. De même, le saint homme vivant en ermite sur les terres du couvent semble ajouter foi à ce tableau enchanteur.

Cependant, la réalité est tout autre, et ce décor exotique est imprégné d’une ambiance primitive, animale : le lieu, sauvage s’il en est, est battu par les vents, qui produisent comme un murmure constant venant troubler les sœurs dans leur plénitude. Le palais qui leur est offert est un ancien harem, un lieu de plaisirs et de tentations, et décoré comme tel : les peintures murales évoquent d’ailleurs l’érotisme qui va bientôt venir frapper à la porte du couvent.
Première intruse, Kanchi (Jean Simmons), la jeune protégée de Dean, respire la sensualité et la provocation, et, sous ses vêtements chatoyants et ses parures orientales, semble plus à sa place en ce lieu que les nonnes elles-mêmes. Elle est bientôt rejointe par un autre indien, le « jeune général » (Sabu), qui malgré son innocente volonté d’étudier auprès des sœurs trouble les femmes qui l’entourent, et entame un jeu de séduction avec Kanchi...
C’est d’ailleurs de lui que provient la signification du titre du film : Black Narcissus est le nom de son parfum aux senteurs entêtantes. Et c’est de ce nom que l’antipathique Sœur Ruth va le surnommer lui-même : le « Narcisse noir », référence raciste à sa couleur de peau et à son caractère, « futile », « tel un paon »… Tel Narcisse dans la mythologie grecque.
Ce désir animal qui entoure constamment les sœurs n’est même pas atténué par la présence d’un élément britannique : Mr Dean respire la virilité et la bestialité dans ses tenus « polo – bermuda », avec son teint buriné par le soleil et les poils saillants de son torse nu.

Troublées par l’atmosphère si particulière du lieu, les sœurs sont soumises plus qu’ailleurs à la tentation, et leurs penchants les plus humains vont s’en trouver exacerbés. Ainsi la sœur jardinière, au lieu d’un potager, ne pourra s’empêcher de créer un sublime jardin de fleurs exotiques. Ainsi Sœur Ruth, irritable et passionnée, tombera follement amoureuse de Mr Dean, et follement jalouse de Sœur Clodagh. Quant à celle-ci, dont la vocation est venue d’une déception amoureuse, ce lieu fait resurgir des souvenirs longtemps enfouis dans sa mémoire, et sa nostalgie la ronge de l’intérieur.

En réalité, toute forme de spiritualité est comme corrompue dans ces montagnes, et le saint homme semble le seul à avoir trouvé la solution : vivre en ermite, se couper de l’environnement extérieur, faire corps avec la nature et ne se préoccuper de rien d’autre. C’est précisément ce qui va « perdre » les sœurs, dont les principes sont tout autres : comme le répond Sœur Clodagh à Mr Dean avec un brin de suffisance, la vocation de leur ordre est de travailler et de se consacrer au monde extérieur. Ce qui fait leur force va donc, dans ce cas précis, constituer une vraie faiblesse …



La réalisation de Black Narcissus est à la hauteur de son intrigue : Powell et Pressburger ont fait un travail extraordinaire en ce qui concerne les décors – d’autant plus lorsque l’on sait que le film a été intégralement tourné en studios. Le résultat, en version restaurée qui plus est, est une splendeur visuelle. Tout est foisonnement de couleurs : la jungle luxuriante, les vêtements chamarrés des autochtones, les peintures murales éclatantes… Quant au jeu de lumières, il est maîtrisé à la perfection, qu’il s’agisse de mettre en valeur le visage des nonnes dans la pénombre ou de projeter une lumière rougeâtre et crépusculaire sur la dernière partie, où la tension dramatique se fait de plus en plus sentir sur les personnages.

La musique accompagne d’ailleurs remarquablement bien cette montée en puissance vers le climax du film, pour ne faire qu’un avec le jeu des acteurs lors de l’affrontement final entre Sœur Ruth et Sœur Clodagh. Le chant des chœurs se joint alors aux appels de cloche avant que ne résonnent les derniers grondements des tambours, entremêlant, une dernière fois, les symboles  du sacré et de la puissance sauvage, indissociables du lieu.



Du côté des acteurs, Deborah Kerr incarne tout en subtilité le personnage principal, Sœur Clodagh. Sa froideur et son sérieux apparents lui permettent de rendre crédible sa fonction de Mère Supérieure du petit couvent, et d’exercer aussi bien que possible son autorité sur ses quatre collègues.
Elle se révèle pourtant profondément humaine, par petites touches : s’affichent alors sur son visage des regards désapprobateurs et agacés vers Mr Dean, une pointe d’arrogance et de fierté quand elle évoque son ordre religieux, ou un adorable sourire béat suivi d’un air contrit quand elle se surprend à rêvasser sur son passé… Ne disposant que de son visage, emprisonné dans une coiffe de nonne, pour exprimer les émotions et les évolutions de son personnage, Kerr réussit à interpréter un personnage au tempérament réservé tout en retenue, et à le rendre intéressant et touchant, jusqu’aux scènes de dénouement où elle peut laisser libre cours à ses émotions, sous l’effet de la montée en puissance dramatique de l’intrigue.

Face à elle, David Farrar est Mr Dean, le principal protagoniste masculin. Tout Britannique qu’il soit, il respire l’animalité et ne se soucie guère des convenances : habillé à la va-vite, torse apparent et se promenant à dos d’âne, son esprit provocateur envers les nonnes se double pourtant d’une bienveillance subtile qui le rend attachant. Constituant le seul point de contact réel des nonnes avec la « civilisation », il devient l’interlocuteur privilégié de Sœur Clodagh, qui malgré ses réticences initiales voit en Dean la seule personne à qui elle puisse confier ses doutes, et se soulager de ses responsabilités.

La performance la plus marquante du film va tout de même à Kathleen Byron, qui joue Sœur Ruth : personnage énigmatique, suintant de colère sourde et de méchanceté, Ruth est la sœur la plus fragile mentalement, celle qui avait déjà des doutes sur sa vocation avant même d’être envoyée dans ce village perdu de l’Himalaya. Aigrie, son mauvais caractère crée des tensions avec les autres personnages : pleine de mépris pour le jeune général, elle se prend d’un amour impossible pour Mr Dean et est atteinte d’une irrépressible jalousie à l’égard de Sœur Clodagh, qu’elle ne voit que trop souvent avec le britannique. Symbole de l’échec des nonnes, Ruth hante la dernière partie du film et décide de la fin dramatique de celui-ci ; quant au souvenir de son visage blafard aux yeux rougis et marqués par la haine, il est toujours vivace dans mon esprit…



Conclusion

Fresque splendide des paysages chatoyants de l’Inde himalayenne aux images vives et colorées, Black Narcissus est également remarquable pour la mise en place parfaite de tous les éléments qui vont permettre une montée en puissance dramatique vers le dénouement final. Le jeu des acteurs, la musique, la précision de la réalisation s’imbriquent parfaitement l’un dans l’autre, pour faire de ce film l’une des plus belles réussites de la collaboration entre Michael Powell et Emeric Pressburger.


NOTE : 8,5/10

"Ah... Nostalgie, nostalgie..."   "Eh, Deborah ! On est en pleine prière, là !!"


mardi 24 mars 2015

GÖSTA BERLINGS SAGA – La légende de Gösta Berling


Réalisation : Mauritz Stiller
Genre : Drame – Epopée – Film muet
Date de sortie : 10 mars 1924 (Suède)
Société de production : Svensk Filmindustri
Scénario : M. Stiller et R. Hyltén-Cavallius, d’après le roman de Selma Lagerlöf
Photographie : Julius Jaenzon
Musique (version restaurée de 2006) : Matti Bye
Durée (version restaurée de 2006) : 183 min
Casting :               
Lars Hanson : Gösta Berling
Gerda Lundequist : Margaretha Samzelius
Greta Garbo : Elisabeth Dohna
Jenny Hasselquist : Marianne Sinclaire
Mona Mårtenson : Ebba Dohna
Ellen Hartman-Cederström : Märta Dohna
Torsten Hammarén : Henrik Dohna


L’HISTOIRE

Années 1820, province du Värmland, en Suède. Gösta Berling, pasteur défroqué, est l’un des douze « Cavaliers » recueillis par la commandante Samzelius dans son manoir d’Ekeby. Trois femmes entrent tour à tour dans sa vie : la pieuse et crédule Ebba ; l’excentrique et passionnée Marianne ; puis la douce et pure Elizabeth, épouse italienne d’Henrik Dohna.


L’AVIS DE GENERAL YEN

Petit événement sur Films Classiques, puisque cet article est le premier du blog à s’attaquer à un film muet. Gösta Berlings saga – « La légende de Gösta Berling » – est l’adaptation du roman éponyme de la romancière suédoise Selma Lagerlöf, paru en 1891. Cette œuvre majeure de la littérature nordique (que je me suis empressé de lire après avoir vu le film) est tout à la fois roman de terroir, épopée à la mode des sagas islandaises, conte et poème en prose.

Réalisé par Mauritz Stiller, un des grands noms de l’âge d’or du cinéma muet suédois – avec Victor Sjöström et Gustaf Molander –, le film, sorti sous un format en deux parties en 1924, s’efforce de recréer à l’écran l’atmosphère si singulière du roman. Au prix d’une simplification du récit et du recours à des mises en abîme judicieuses, Stiller nous concocte une œuvre titanesque : 3h de film, des décors extérieurs magnifiques, des scènes grandioses (l’incendie du manoir), des acteurs stars (sans compter la débutante Greta Garbo). Gösta Berlings saga déploie le meilleur du cinéma suédois de l’époque.

Pour tenter de faire justice à l’extrême foisonnance du film, je vais le dépeindre au travers de trois fils directeurs : l’authenticité (la « suédicité » devrais-je dire), l'épopée et les femmes.



"Oh, glorious Värmland..."

A la source de l’œuvre, il y a la nature suédoise. Selma Lagerlöf avait mis toute l’âme du Värmland, la province de son cœur, dans son roman. Stiller reprend cette idée force en posant le décor dès le début du film.

Les premiers plans peignent un cadre enchanteur de forêts et de lacs purs – le Nord sauvage rêvé. L’authenticité des paysages coïncide avec celles de ses habitants : la commandante Samzelius fait son apparition au côté des ouvriers qui soulèvent les sacs de minerai de fer – Lagerlöf célèbre le fer comme la ressource nourricière de sa province ; le pasteur alcoolique Gösta Berling prononce un sermon dans une église aux décorations typiquement suédoises, au milieu de gens du commun endimanchés ; les aristocrates du film sont des nobliaux de province qui vivent dans de petits manoirs qui semblent plantés dans l’immensité hostile.

Surtout, les éléments se font face : la beauté ne peut être que sauvage et précaire, à l’image des paysages verdoyants qui se couvrent de neige l’hiver, et des femmes dont la grande beauté ne rend que plus vulnérables. Et bien sûr, ce n’est qu’au cœur d’une campagne enneigée que pouvait survenir un grand incendie…


"The once-famous Ekeby, the stuff of legend"

Comme toute saga qui se respecte, celle de Gösta Berling tient du conte et de l’épopée. Quoique les aspects fantastiques du roman soient modérés, Stiller préférant probablement un ancrage rationnel par souci de cohérence, le film porte bien son nom : épiques à souhait, ses trois heures sont empreintes d’une grande poésie.

"I summon the 13th Guest!"
Un mot ici sur la musique : celle de la version restaurée de 2006, composée par Matti Bye, est absolument sublime. S’inspirant de rythmes traditionnels, elle colle parfaitement à la pellicule et, en donnant de la magie aux scènes muettes, permet de passer sans problème plusieurs heures sans qu'une parole ne soit dite. Avantage non négligeable, j’en conviens.

Ce film ne serait pas ce qu’il était sans son personnage principal. Gösta Berling (Lars Hanson) est extrêmement fascinant. Décrit poétiquement comme « le plus fort et le plus faible des hommes », il possède une personnalité hors du commun : tantôt prêtre défroqué alcoolique maudit par le destin, tantôt séducteur passionné, héros de ces dames, modèle de chevalier courtois en plein XIXème siècle suédois. 

Le charisme monstre de Lars Hanson fait bien les choses : silhouette effilée, visage blafard, cheveux au vent à la romantique, il semble tout droit sorti du Voyageur au-dessus de la mer de nuages (le tableau de Caspar David Friedrich). Son regard extrêmement expressif est, de fait, un émerveillement. Il est vrai que, sans pouvoir faire entendre le son de leur voix, les stars du muet devaient de toute manière exceller dans ce type d’exercice.

Les Cavaliers fêtent Noël
dans la vieille forge
Autour de Gösta Berling évoluent les pittoresques « Cavaliers » d’Ekeby, des personnages hauts en couleur et forts en gueule (ou plutôt en mouvements). Ils donnent une touche d’humour à la composition de Stiller (et de Lagerlöf) par leur bonhomie, leur exubérance et leur joie de vivre, mais ils ont une part d’ombre : anciens soldats pour la plupart, ils vivent une existence recluse dans la fameuse « aile des Cavaliers » du manoir d’Ekeby. Si le film comme le roman les célèbre à la manière des preux chevaliers d’antan, c’est presque, par dérision, pour mieux souligner leur déchéance. Où sont-ils, les héros de jadis, les Vikings des sagas ? A Ekeby, ils ne font que rire, boire et danser. Crédules et superstitieux, ils sont facilement bernés par le « méchant » Sintram (à noter que son rôle de suppôt de Satan dans le roman est ici édulcoré). La chute d’Ekeby leur est même associée. J'aime beaucoup ce type de personnages, attachants mais "gris".


"It was a disgrace to love him, a disgrace to be loved by him"

Dans ce monde d’hommes, qu’ils soient rustres ou héros, brille aussi toute une galerie de personnages féminins. Gösta Berlings saga est presque un film "social", en ce sens qu'il explore les facettes de la féminité et les rapports codifiés entre les sexes de l’époque.

"May a lowly knight have
the honor escorting milady home?"
Ce n’est pas un hasard si Gösta a un cheval prénommé Don Juan. Ce séducteur maudit séduit sans même le vouloir. Les plus belles femmes du comté sont sous son charme. Sa rencontre avec la toute fragile Ebba (Mona Mårtenson) est d’une grande force émotionnelle. Tout le drame du film est résumé dans cette scène, où l’on voit la naissance d’un bref amour entre une jeune fille pieuse et un prêtre tout juste défroqué qui récite si bien ses psaumes.

L’essence même de l’œuvre est là : le drame réside dans l’association tragique des contraires. Rencontrer cet homme marqué par le destin signifie se perdre soi-même. Si Ebba est « trahie » dans sa piété, la belle et impulsive Marianne (Jenny Hasselquist) se voit défiée dans sa fierté. Quant à Elizabeth (Greta Garbo, déjà divine, n’ayons pas peur des mots), la virginale épouse du comte Henrik Dohna, c’est sur sa pureté de femme mariée qu'elle sera testée.

"Fire! Fire!"
Enfin, personnage féminin majeur du film, la Commandante Samzelius, alias Margaretha Celsing (Gerda Lundequist) est marquante à plus d’un titre. Pendant féminin de Gösta Berling, elle doit passer par une humiliante déchéance pour racheter sa conduite passée. Aux côtés de Lars Hanson, Gerda Lundequist domine le film de toute son expérience. A la fougue de la jeunesse, elle oppose la force tranquille d’une femme mûre. Plus encore que Hanson, elle est la véritable matrice dramatique du film. Quand le destin la frappe, son visage semble suggérer que le monde entier s’est abattu sur ses épaules. Quand elle prépare sa vengeance, elle fait penser à une furie que rien ne pourra arrêter. Là encore, on retrouve la même thématique : la femme la plus forte est aussi la plus faible. Comme Gösta, son destin ne peut qu’être extraordinaire. Et donc source d’épopée.


Ma scène préférée : ah, cet anneau...

Conclusion

Film muet d’une poésie rare, Gösta Berlings saga nous offre des performances d’une intense et sublime sensibilité. Fidèle à l’esprit de la géniale conteuse en qui a germé son histoire, il atteint son but : nous faire rêver, au milieu des forêts enneigées et des lacs gelés, tout emmitouflés dans une lourde pelisse sur un traîneau, et poursuivis par des loups affamés…


NOTE : 9,5/10



vendredi 20 mars 2015

TOP 5 : IDA LUPINO


Femme aux multiples talents, actrice, réalisatrice, scénariste ou encore productrice, Ida Lupino (1918 - 1995) a marqué de son empreinte de nombreux films noirs des années 1940 et 1950 en incarnant des héroïnes indépendantes, dont le caractère complexe révélait souvent autant de force que de fragilité. Elle reste pourtant encore trop peu connue aujourd’hui, une injustice flagrante que je me devais de réparer en proposant un classement de ses meilleures performances.


N°5 : Marie dans High Sierra (La Grande Évasion)



Un film de Raoul Walsh (1941), avec Ida Lupino et Humphrey Bogart.

Son histoire : Tout juste relâché de prison, le gangster Troy Earle est contacté pour effectuer un dernier « coup » dans un hôtel de Californie. Arrivé sur place, il rencontre ses deux acolytes et Marie, la femme qui les accompagne. Celle-ci développe une attirance pour Earle et, importunée par les autres hommes, se met sous sa protection et lie son destin au sien.

Dans High Sierra, Ida Lupino incarne une femme aux multiples facettes, bien plus complexe qu’il ne semble de prime abord, et qui, sans être au cœur de l’intrigue – centrée autour de Bogart et du braquage qu’il doit mener -, enrichit l’histoire et complète à merveille le jeu de son partenaire masculin.

Femme forte et courageuse, la Marie de Lupino n’a pas peur des hommes et des gangsters qui l’entourent. Indépendante, elle mène sa vie comme elle l’entend et refuse les avances des autres membres de la bande, entendant bien attacher sa vie à celui qu’elle aime – c’est-à-dire Bogart. Elle est aussi douce et aimante (se prenant d’une affection presque enfantine pour un chien errant), amoureuse, décidée et fidèle – mais seulement parce qu’elle le veut bien. Dans sa relation avec Bogart, loin de se laisser dominer, elle évite toute mièvrerie en dépit de situations où elle est en situation d’implorer. Elle domine ainsi sa rivale jouée par la douce Joan Leslie, qui tient pourtant la corde dans le cœur de Bogart, avide de repos et d’un futur sans histoire après une vie entière consacrée au crime.

Complément parfait de Bogart, Lupino dans High Sierra est son double, son pendant féminin, qui lui apporte l’équilibre dont il avait besoin – et par là même, dont le film avait besoin. Elle n’est pas une femme fatale (du moins, pas dans le sens premier du mot), bien au contraire : profondément humaine, elle rend le personnage de Bogart, par ricochet, également humain. C’est par le regard aimant de Lupino que le « bon » enfoui en Troy Earle est mis en valeur, et fait de lui un personnage suscitant l’empathie du spectateur.



N°4 : Mary Malden dans On Dangerous Ground (La Maison dans l'ombre)



Un film de Nicholas Ray (1952), avec Ida Lupino et Robert Ryan.

Son histoire : Jim Wilson est un policier dont les méthodes dures frisent avec l’illégalité. Après une bavure de trop, il est muté dans une zone rurale où il est chargé de résoudre un meurtre, et se joint à une véritable chasse à l’homme. Il fait alors la connaissance de Mary, la sœur de l’accusé, qui se révèle également être aveugle…

On Dangerous Ground est un savant mélange des genres, tenant du film noir dans une première partie nocturne et citadine (oh, cette musique au générique !), puis évoluant vers un film d’action à suspense dans une deuxième partie où la « chasse à l’homme » se fait en plein jour, dans les paysages enneigés de la campagne américaine. Ce n’est donc qu’au bout d’une trentaine de minutes qu’apparait Ida Lupino, et son personnage va entrer directement au cœur de l’intrigue : sœur de l’homme que tout le monde recherche pour l’assassinat d’une jeune femme, Mary Malden a également une particularité : elle est aveugle.

Remarquablement bien dirigée, l’entrée d’Ida Lupino dans le film se fait tout en douceur : on n’entend d’abord que sa voix, puis l’on distingue son ombre dans le noir de sa maison ; on la voit ensuite de dos, et, enfin, l’on nous montre ses yeux, faisant durer l’attente et le suspense, renforçant le mystère de son personnage. Lupino incarne d’ailleurs sa Mary Malden tout en subtilité : son regard est voilé, sa voix est douce et apaisante. Sa fragilité apparente contraste pourtant remarquablement bien avec sa volonté désespérée de protéger son frère, atteint de maladie mentale, sur qui elle veille tant bien que mal. Comme souvent avec Lupino, c’est sa complexité qui fait sa force, et ce personnage n’en manque certes pas. Fragile mais déterminée, alternant les déplacements peu assurés d’une aveugle et les gestes sûrs d’une femme qui connaît parfaitement les moindres recoins de son environnement, l’actrice livre une performance des plus crédibles. Personnage éminemment sympathique doublé d’une part de mystère, Mary Malden ne peut que toucher le cœur du spectateur, mais également celui de Jim Wilson, qui retrouvera une certaine plénitude à son contact.



N°3 : Lily Stevens dans Road House (La Femme aux cigarettes)



Un film de Jean Negulesco (1948), avec Ida Lupino, Cornel Wilde, Richard Widmark et Celeste Holm.

Son histoire : une jeune femme, Lily Stevens, est engagée comme chanteuse dans un nightclub, et se retrouve bientôt au cœur d’un triangle amoureux comprenant également le propriétaire et le manager du relais routier, deux amis d’enfance…

C’est à un personnage « lupinien » par excellence que nous avons affaire dans Road House : femme mystérieuse, débarquant de nulle part dans ce petit nightclub / bowling / relais pour les routiers de passage, Ida incarne une femme forte, immédiatement fascinante.
Femme de spectacle, elle se démarque par sa chevelure blonde (ou rousse, le noir et blanc n’aide pas à faire la distinction), ainsi que par ses robes de soirée avantageuses, qui attirent tous les regards… et notamment ceux des deux amis qui gèrent le bar, Pete (Cornel Wilde) et Jefty (Richard Widmark). L’atmosphère pesante du film s’étend également à ces personnages, tous deux incroyablement ambigus, tant et si bien que l’on ne sait pendant un long moment lequel gagnera le cœur d’Ida Lupino… et par conséquent, quel sera celui qui, par sa jalousie, cherchera à mener les deux autres à leur perte.

Dans Road House, film noir à l’atmosphère lourde typique de ces « coins perdus » de l’Amérique profonde, Ida Lupino est la femme fatale - certes involontaire -, dont l’arrivée déclenchera une lutte « fratricide » entre deux hommes pour la conquérir. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle incarne à merveille cette femme profondément indépendante, au passé obscur et probablement malheureux, dont la mélancolie se retrouve dans ses chansons. Sexy sans en faire trop, fredonnant de sa voix éraillée et s’accompagnant au piano sur lequel elle a posé sa cigarette encore fumante, le personnage de Lily Stevens ne peut que fasciner. Et, à mon sens, peu d’autres actrices auraient pu l’interpréter aussi subtilement qu’Ida Lupino.

PS : note amusante, on retrouve dans Road House le célèbre « Are you decent ? » à jamais associé à Rita Hayworth dans Gilda, cette fois prononcé par Ida Lupino à l’attention de Cornel Wilde. Référence, quand tu nous tiens…



N°2 : Helen Chernen dans The Hard Way



Un film de Vincent Sherman (1943), avec Ida Lupino, Joan Leslie et Dennis Morgan.

Son histoire : Helen, jeune femme ambitieuse et décidée à fuir une vie misérable, prend en main le destin de sa sœur, en qui elle décèle un talent inné de danseuse / chanteuse, et la pousse vers la gloire, sans se soucier du malheur qu’elle peut causer sur son chemin.

Attention, attention : avec The Hard Way, nous passons un échelon supérieur dans les performances d’Ida Lupino – pour moi, elle mériterait même l’oscar de la meilleure actrice 1943... Il faut dire que son personnage, complexe à souhait, marque de son empreinte tout le film, malgré d’autres prestations de qualité (Joan Leslie, qui joue sa sœur Katherine, et Dennis Morgan, qui interprète Paul).

Abordons d’abord la facette sombre du personnage : Helen Chernen est une femme malheureuse dans son mariage, désabusée par son existence morne et sans intérêt, dans cette petite ville minière, sale et malodorante. Elle voit pourtant l’opportunité d’une vie quand sa sœur Katie fait la rencontre d’un duo d’acteurs de cabaret : poussant sa sœur dont elle devine le talent inné dans les bras de l’un d’eux, elle en profite par là-même pour initier son ascension vers les sommets. Liant son destin à celui de sa sœur, Helen travaille dans l’ombre, en tant que manager de celle-ci, à faire progresser sa carrière et à améliorer, toujours plus, leurs conditions de vie. Manipulatrice, elle fait faire ce qu’elle veut à la douce et naïve Katie, qui elle, cherche avant tout à danser, s’amuser et vivre une vie plus commode. Ce faisant, Helen n’hésite pas à faire le malheur des autres autour d’elle, pourvu qu’elle en tire un avantage : car oui, pour elle, la fin justifie bien les moyens… Et peu importe les conséquences sur la carrière ou les sentiments des autres, même s’ils les ont aidées. Helen trace son chemin de la seule manière qu’elle connait : la manière forte

Cependant, et c’est, a priori, extrêmement curieux, les autres personnages, censés représenter les « gentils », ne suscitent pas chez moi autant de sympathie que l’Helen d’Ida Lupino. Car au fond, elle est (encore une fois !) intensément humaine : dans son désir d’une vie meilleure, dans son ambition, dans son amour pour sa sœur, dans son souhait de gagner l’amour de Paul… Alors qu’elle a entraîné sa sœur dans une vie qu’elle ne souhaitait pas réellement, alors qu’elle l’empêche de partir avec l’homme qu’elle aime, on se surprend pourtant à espérer avec Ida Lupino : parce que, portant le film sur ses épaules, elle réussit le tour de force d’être, au-delà d’une simple manipulatrice égoïste, extrêmement touchante.



N°1 : Lana Carlsen dans They Drive by Night (Une femme dangereuse)



Un film de Raoul Walsh (1940), avec Ida Lupino, George Raft, Humphrey Bogart et Ann Sheridan.

Son histoire : Joe et Paul Fabrini sont deux frères, routiers indépendants faisant face à de multiples dangers. Non des moindres, Lana Carlsen, une femme mariée éperdument amoureuse de Joe, va employer tous les moyens nécessaires pour attirer celui-ci dans ses filets malgré ses refus répétés…

« Et Ida Lupino fut… ». Oui, c’est bien sa performance dans They drive by night, où Ida n’a pourtant qu’un second rôle, que je place en première position de mon classement « lupinesque ». Parce qu’elle y est, en un mot, une révélation. Au cours d’un film, certes bon, mais jusque-là seulement  marqué par les turpitudes quotidiennes des camionneurs Humphrey Bogart et George Raft, Ida Lupino vient apporter une touche autrement plus intéressante, plus complexe, plus fascinante. Comme souvent, encore et toujours…

Cette fois, Ida incarne la vraie, la toute puissante femme fatale : celle qui, pour parvenir à ses fins, n’hésitera pas à tuer, à calomnier et à monter des complots pour son seul intérêt, la « méchante » dans toute sa splendeur… Cruelle mais non dénuée de sensibilité, vénéneuse à souhait en épouse blasée et dégoûtée par son mari, la manipulatrice et séductrice Lana Carlsen n’en est pas moins touchante pour l’amour impossible qu’elle voue au personnage de George Raft, et dans son désir presque désespéré d’user de toute son influence pour le rapprocher d’elle.

Mais c’est dans la dernière partie qu’Ida Lupino peut donner son meilleur, dans une succession de scènes très fortes, tout en symboles : le meurtre dans le garage, où l’on devine l’idée qui germe dans son esprit en même temps que change l’expression de son visage, et où son attitude, à la fois tremblante et déterminée, reflète toutes ses émotions et nous donne l’impression de connaître ses moindres pensées. La confrontation avec George Raft, ensuite, où espoir et fébrilité laissent place à une colère désespérée, puis, à la toute fin, à une froideur absolue.  Le basculement dans la folie, enfin, où frénésie et terreur irrationnelle se lisent sur son visage décomposé…

L’évolution du personnage de Lana et le travail de composition effectué par son interprète sont, à mon sens, la grande réussite du film, et ce sont bien les images d’une Ida tour à tour froide et exaltée qui me restent en mémoire lorsque je repense à They drive by night. Encore une fois, c’est en incarnant un personnage voué au malheur qu’Ida Lupino a pu montrer tout son talent dramatique…




lundi 2 mars 2015

WATERLOO BRIDGE – 1931 vs. 1940


Il s'agit d'un article un peu spécial aujourd’hui, puisque nous allons parler non pas d’un film, mais de deux : deux versions de la même histoire, Waterloo Bridge, qui a donné un premier film en 1931, puis un remake en 1940, également intitulé Waterloo Bridge – distinct du premier par son titre francophone qui n’appartient qu’à lui : La Valse dans l’ombre.

Ayant vu et beaucoup apprécié les deux versions, faire un article commun me permettra d’évoquer les deux films ensemble et d’établir des points de comparaison plus facilement. L’intrigue, en effet, est globalement semblable : un soldat tombe amoureux d’une jeune femme qui, elle-même sensible à ses charmes, va s’efforcer de lui cacher qu’elle est en réalité une prostituée.
Il va sans dire que tout, dans cette histoire est propice au bon mélodrame : un amour impossible, une différence de classes sociales, une jeune femme à la personnalité complexe et torturée… La façon de transposer cette histoire en film va cependant prendre deux chemins assez différents, comme nous allons le voir sans plus tarder.

***

Waterloo Bridge (1931)

Réalisation : James Whale
Société de production : Universal Pictures
Durée : 81 minutes
Date de sortie : 1er septembre 1931 (USA)
Casting :
Mae Clarke : Myra Deauville
Douglass Montgomery : Roy Cronin
Doris Lloyd : Kitty
Frederick Kerr : Major Fred Wetherby
Enid Bennett : Mary Cronin Wetherby



Dans cette première version de 1931, la première chose à remarquer est que, contrairement à ce que fera la version postérieure, l’intrigue reste très linéaire et ne s’embarque pas dans des détails superflus. Une courte introduction nous présente l’héroïne, Myra, jeune danseuse de cabaret, puis l’on se retrouve directement deux ans plus tard, à la situation qui nous intéresse : le film nous fait alors comprendre que, en difficulté financière et sans emploi, Myra est tombée dans la prostitution pour s’en sortir. Elle rencontre alors Roy, jeune soldat naïf qui, loin de se rendre compte à qui il a affaire, tombe sous son charme. Toute la difficulté pour Myra, peu à peu séduite à son tour, va être de cacher sa condition à Roy, et de faire face à ses démons intérieurs : ne pouvant pas le garder sans lui mentir, elle ne peut non plus tout lui avouer sans le perdre pour toujours…

Dès les premières scènes, une atmosphère typiquement pré-code nous entoure et nous emporte dans un monde qui nous apparait vivant et coloré : celui des danseuses de cabaret, de leur vestiaire rempli d’excitation, de joie de vivre et des présents de leurs soupirants. Pourquoi est-ce pré-code ? Regardez la version de 1940, et vous ne verrez pas tout à fait la même proportion de jambes, bras et autres épaules à découvert, code Hays et morale conservatrice obligent… Cela donne en tout cas au film un côté résolument moderne et, sans doute, lui apporte une dose de réalisme en le rendant moins conventionnel, moins édulcoré. Les mœurs semble-t-il très libérées des danseuses donnent de fait beaucoup plus de crédibilité au choix désespéré de Myra et des plus démunies d’entre elles, et l’ambiance pré-code de Waterloo Bridge colle ainsi parfaitement à l’intrigue – et ce, tout au long du film, par l’intermédiaire notamment de son actrice principale.

"should have known a decent girl when I saw one"
"You’ve never been around with girls much, have you ?"

Principal atout de la version de 1931, Mae Clarke porte à bout de bras le film à travers son interprétation du personnage de Myra. Donnant à celle-ci un caractère foncièrement sympathique, enjoué et provocateur, elle reste extrêmement crédible dans les parties plus dramatiques, tout en maturité et en émotion contenue, tellement naturelle que l’on ne peut qu’accrocher à son personnage.
Le reste du casting est bon également, y compris Douglass Montgomery dans le rôle de Roy. Cependant, s’il joue bien le jeune homme innocent et idéaliste, celui-ci souffre quelque peu de la comparaison avec une héroïne aussi pleine de caractère et de charisme que la Myra de Mae Clarke. Le problème qui survient va donc être celui de la crédibilité d’une telle relation, car s’il est cohérent que Roy tombe sous le charme de Myra, l’inverse semble plus improbable.



Enfin, je suis obligé de revenir sur un gros point noir, qui dure certes quelques millisecondes mais  que je n’avais pas vu venir, d’où ma frustration : la fin. Pourtant je connaissais l’histoire et savais comment cela allait finir, mais… certainement pas comme ça… Ah, et ils nous le montrent bien, ce maudit zeppelin, en plus !!! Bref, cela ne remet cependant pas en cause la qualité globale du film, qui reste l’un de mes films préférés et fait véritablement de l’année 1931 une « annus mirabilis » pour moi (avec entre autres Platinum Blonde, The Miracle Woman ou encore Les lumières de la ville).


***


Waterloo Bridge (1940)

Titre français : La Valse dans l’ombre
Réalisation : Mervyn LeRoy
Société de production : Metro-Goldwyn-Mayer
Durée : 108 minutes
Date de sortie : 17 mai 1940 (USA)
Casting :
Vivien Leigh : Myra
Robert Taylor : Roy Cronin
Lucile Watson : Lady Margaret Cronin
Virginia Field : Kitty



Premier point de divergence avec sa version antérieure, le Waterloo Bridge de 1940 diffère de par sa structure et son intrigue même : l’histoire commence en 1939, à l’aube de la seconde guerre mondiale, et voit Roy, seul sur Waterloo Bridge, ressasser ses souvenirs passés. C’est donc à l’aide d’un flashback au cœur de la mémoire de Roy que l’on va être immergé dans l’intrigue, ce qui donne d’emblée beaucoup plus d’importance au personnage masculin.
D’autre part, la rencontre entre Roy et Myra se déroule alors que celle-ci est encore danseuse : ce n’est qu’après le départ de Roy pour la guerre (la première guerre mondiale) qu’elle tombera dans la misère et en sera réduite à la prostitution. Cela permet ainsi d’évoquer beaucoup plus longuement la romance naissante entre les deux héros, et ce sous un jour très positif, finalement assez classique. Mais surtout, cela rend l’histoire d’amour beaucoup plus « morale » puisque débutée alors que Myra n’était pas encore prostituée. Roy est donc comme dédouané de ce qui va suivre, et Myra devient un personnage à la destinée classiquement tragique.

De l'expressivité de Vivien Leigh...
Cette intrigue particulière, divisée en plusieurs parties, donne en tout cas l’occasion à Vivien Leigh de retrouver, un an après Autant en emporte le Vent, un rôle à sa mesure. Si le déroulement du film s’inscrit dans la lignée des mélodrames de l’époque (Mervyn LeRoy réalisera deux ans plus tard l’excellent Random Harvest), et si le glamour de l’atmosphère donne une impression un peu trop édulcorée (on parle de prostitution, que diable !), l’écrin est parfait pour que Vivien donne son meilleur. Celle-ci peut, en effet, travailler à merveille son personnage : gaie, enjouée, heureuse de vivre dans un premier temps, elle rappelle l’insouciante Scarlett O’Hara, avec son port altier et l’insouciance de celle qui croque dans la vie à pleines dents. Elle rend ensuite magnifiquement bien l’âme torturée qu’est devenue Myra, touchante, vulnérable et sans grand espoir sur le sort que le futur lui réserve.
Surtout, constamment mise en valeur par la réalisation, Vivien peut montrer l’expressivité fabuleuse de son regard dans de nombreuses scènes clés. Dans l’une d’entre elles, jeune femme amoureuse, elle aperçoit Roy au travers de sa vitre battue par la pluie, et esquisse un étonnement béat suivi de l’excitation la plus intense. Dans une autre, l’une des plus belles scènes de tous les temps (oh que oui !), elle erre, prostituée allant au-devant des soldats sur les quais de Waterloo Station. Soudain son regard, morne et désabusé, fixé sur la caméra, laisse place à la surprise la plus absolue mêlée d’effroi, alors que l’on ne devine que trop bien qui est l’objet d’une telle stupeur, marchant à sa rencontre…



L’interprétation par Robert Taylor du personnage de Roy est également, à mon sens, très réussie. Homme charismatique, il suscite la sympathie et le respect, sentiments encore renforcés par l’uniforme qu’il porte. L’admiration que lui voue Myra n’en est alors que plus crédible, d’autant qu’elle le rencontre alors qu’elle n’est que jeune danseuse, n’ayant pas encore expérimenté toutes les difficultés qu’elle vivra par la suite. Leur histoire d’amour n’en est que plus solide, et cela permet également au remake de s’écarter de l’intrigue de 1931, ce qui est toujours plus intéressant et apporte une vraie valeur ajoutée.



Plus long que son prédécesseur, Waterloo Bridge version 1940 est cependant un peu trop cliché dans son classicisme mélodramatique, et n’échappe pas à certaines longueurs qui auraient pu être évitées. Il n’en reste pas moins excellent sur certaines scènes et très solide dans son ensemble, notamment grâce aux performances des acteurs et à la réalisation de Mervyn LeRoy.
Un dernier mot sur la musique, qui est par moments absolument sublime : mention spéciale à ce thème qui accompagne la Myra prostituée, et ses notes hispanisantes peu à peu teintées du son du violon lancinant qui nous emporte dans son tourbillon mélodramatique, avant que ne résonnent les cors, pareils au glas annonçant le sombre destin de l'héroïne...


***


Conclusion

Au final, les deux versions de Waterloo Bridge, quoique différentes, sont excellentes et peuvent revendiquer une très bonne place dans mon panthéon personnel. Si dans les deux cas, Mae Clarke comme Vivien Leigh livrent une très grande performance, les atmosphères comme les scénarios des deux films leur donnent leur originalité et façonnent ce qui se révèle être leur identité propre.

Et pour finir, voici les principaux points de comparaison :

Version de 1931                                             Version de 1940

Points forts                                                      Points forts                                              
Mae Clarke ! +++                                             LA scène culte par excellence ++    
Ambiance pré-code ++                                     Vivien Leigh & Robert Taylor ++    
Intrigue très prenante +                                   Bonne maîtrise globale de la réalisation + 
                                
Points faibles                                                   Points faibles                                              
Un Roy un peu tendre -                                    Classicisme de l’intrigue et longueurs -- 
La fin ! -                   


NOTES :
Waterloo Bridge, version 1931 : 8,5
Waterloo Bridge, version 1940 : 8,5