vendredi 30 décembre 2016

LORETTA YOUNG, L’ÉTOILE DES INFORTUNÉS


Ce qui marque le spectateur en premier chez Loretta Young (1913-2000), ce sont ses yeux. De grands yeux clairs qui sont les perles d’une beauté précoce qui, adolescente, donnait déjà la réplique, si l’on peut dire, au monstre sacré du muet qu’était Lon Chaney. Ce regard, Loretta Young l’a cultivé, tantôt pour dénoter la naïveté réjouissante de personnages à l’âme innocente pris dans l’engrenage du destin, tantôt pour accentuer la satisfaction de la belle allumeuse réussissant à prendre une proie dans ses filets. Et cela n’est jamais tant visible qu’au début de la carrière de l’actrice, quand l’époque (la Grande Dépression), l’ère du cinéma en cours (la période Pré-Code), des réalisateurs inspirés (Wellman, Borzage) et son talent se sont donnés rendez-vous pour créer une étoile dans un univers et une atmosphère à la fois réalistes et poétiques, cruels et chaleureux.


Midnight Mary, la complainte d’une fille brisée


VF : Rose de minuit. Un film de William A. Wellman (1933), avec Loretta Young, Franchot Tone, Ricardo Cortez et Una Merkel.

L’histoire : Alors qu’elle attend le verdict de son procès, une jeune femme se remémore sa vie difficile et les événements qui l’ont conduite devant les jurés.

Evidemment. La première chose d’elle que le film montre, c’est son regard. Mais qui se cache derrière ces yeux brillants ? Son apparence policée va peu à peu laisser entrevoir puis dévoiler la déchirure que fut la vie d’une femme que le destin n’aura pas épargnée, mais que tous ses malheurs rendront plus forte. Un personnage peu évident à interpréter, et auquel Loretta Young va donner corps avec sa patte unique de subtilité.

Le titre français comme l'américain sont dans le vrai en marquant Midnight Mary du sceau des ténèbres, mais de ténèbres délicates. La part sombre du film, c’est la cruauté du milieu où évolue la protagoniste, Mary, un milieu hanté par des gangsters bien apprêtés qui semblent offrir un sort plus enviable à cette jeune fille en quête de stabilité que le chômage et la rue d’une ville inquiétante.

Mais dans cet univers macho très wellmanien, sublimé par une mise en scène parfaite (excellents cadrages, plans fixes sur Loretta, atmosphère sombre, symbolique de chaque détail dans les scènes pivots), l’ultrasensuelle Mary se bat avec ses armes et surtout sa détermination pour s’en sortir. La candeur apparente de Loretta offre un contraste saisissant avec les actions courageuses de son personnage, paradoxe que l’actrice résout grâce à son jeu nuancé, alternant séduction effrontée et charme sincère, calcul opportuniste et effort désintéressé, donnant une cohérence d’une grande subtilité à l’œuvre. La fragilité de son apparence ne met que mieux en valeur la force de son caractère.


Man’s Castle, poésie de la pauvreté ordinaire


VF : Ceux de la zone. Un film de Frank Borzage (1933), avec Loretta Young et Spencer Tracy.

L’histoire : Une jeune femme errant sans le sou est recueillie par un homme débrouillard et tout aussi pauvre, puis apprend à vivre avec lui dans le bidonville qui lui sert de point d’attache. 

Ce film constitue en lui-même un petit miracle : à caractère « social », il parvient à dépeindre l’existence misérable d’un couple de sans-abris avec un optimisme ardent, porté par les deux personnages : lui enjolive le campement de fortune qui constitue leur foyer, elle a littéralement foi en lui, qu’elle regarde avec dévotion et une ferveur quasi religieuse.

Man’s Castle est porté à bout de bras par deux éléments qui, s’ils étaient de moindre qualité, nous laisseraient un produit plutôt ennuyeux : une réalisation épurée, simple et authentique, qui doublée d’une bande-son adaptée confère au film un romantisme poétique ; et un couple d’acteurs en osmose parfaite, entre un Spencer Tracy dur à cuire, plein de défauts, mais généreux et tendre, et une Loretta Young en mode femme au foyer travailleuse, pleine d’espoirs et qui constitue un véritable socle sur lequel son homme peut se reposer.

Si Spencer Tracy joue la partition la plus remarquée, à juste titre, Loretta est dans ce film une fabuleuse étoile qui brille de toutes ses forces, et sans qui le résultat serait bien terne. Sa sensibilité contraste avec la virilité de Tracy, et sa capacité à émouvoir est à son optimum, en particulier dans cette scène où ils se tiennent un dialogue existentiel, lui allongé sur le lit, sous la fenêtre du toit ouverte, elle accoudée à la charpente et regardant le ciel. Je ne sais pas si une actrice a jamais été aussi charismatique dans son silence que Loretta à cet instant. Il faut dire que les paroles philosophiques d’un Tracy inspiré aident au charme du moment…


Born to Be Bad, la vertu de la pécheresse


Un film de Lowell Sherman (1934), avec Loretta Young et Cary Grant.

L’histoire : Une jeune mère s’amuse à manipuler les hommes pour vivre, et élève son fils seule en lui inculquant des principes très peu éthiques. Elle va jusqu’à l’utiliser pour tenter d’escroquer un homme aisé et bien intentionné, mais constituant une proie trop facile pour cette séductrice…

Avec Born to Be Bad, nous voilà dans le cinéma de l’ère Pré-Code le plus typique, avec une héroïne en petite tenue qui fume à tout bout de champ, mangeuse d’hommes, aux valeurs morales pour ainsi dire bien peu chrétiennes, et qui élabore des stratagèmes tous aussi tordus les uns que les autres pour gagner de l’argent ou garder son fils auprès d’elle. Il va sans dire qu’un tel personnage est passionnant à voir évoluer (et à voir réussir dans ses machinations !), d’autant qu’il est interprété par une Loretta Young en pleine forme.

Car Loretta fait le film à elle toute seule, et ce n’est pas un jeune Cary Grant maigrichon qui va se mettre en travers de son énergie charismatique. En deux tours de main, le voilà pris par le charme vénéneux d’une actrice qu’on a eu bien tort de cantonner à des rôles « calmes », quoique très réussis, quand l’on voit le résultat volcanique ici. Quand bien même, comme on l’a vu dans les paragraphes précédents, elle est excellente dans des jeux de sensualité candide ou discrète, elle parait métamorphosée dans Born to Be Bad, et son charme un peu « canaille » n’est pas sans rappeler la capacité de séduction de Barbara Stanwyck dans BabyFace (!), voire l’explosivité de Jean Harlow dans Red-Headed Woman (!!).

Dans la fin du film, l’actrice réussit même un tour de force en enchaînant des scènes qu’elle domine de la tête et des épaules, tout en contrastant son jeu en apportant à son (anti-)héroïne la touche d’humanité bien dosée qui achève de nous mettre de son côté.


Et aussi…

- Platinum Blonde (1931), de Frank Capra, avec Jean Harlow et Robert Williams : voir aussi ici ; un joli second rôle, qui ne vaut pas les prestations de Harlow et surtout de Williams dans ce film réussi. Mais il donne à voir comment un réalisateur pouvait utiliser à dessein le charisme physique de ses actrices (et Capra est un spécialiste, revoyez tous ses films avec Barbara Stanwyck), en témoigne ici le pouvoir d’attraction de la beauté « mignonne » de Loretta, filmée en opposition totale avec celle de Jean Harlow, plus sexy et envahissante.

- Employees’ Entrance (1933), de Roy Del Ruth, avec Warren William : vous pouvez vous reporter à cet article, plus détaillé. C’est l’un de mes films préférés de Loretta, dont le personnage offre tour à tour des démonstrations de naïveté (toujours joliment amenée) et des touches d’absence de scrupules (il faut bien vivre !), qui rendent cette jeune fille bien attachante, dans un film cependant dominé par la présence de Warren William en patron omnipotent.

- Zoo in Budapest (1933), de Rowland V. Lee, avec Gene Raymond : là encore, la poésie de la réalisation crée un climat « hors du temps » autour des personnages. On retrouve le schéma de la pauvrette qui aurait bien besoin d’une main secourable. Le charme de la Loretta innocente joue à plein.

- Ladies in Love (1936), de Edward H. Griffith, avec Janet Gaynor, Constance Bennett, Simone Simon : un scénario moralement daté, mais la fraîcheur de chacune des quatre protagonistes, parmi lesquelles brille une Loretta naturellement plus charismatique, emporte l’adhésion, d’autant que le choix de Budapest (encore !) comme lieu du film rappelle quelques pépites.


Sans oublier, plus tard…

- A Night to Remember (1942), de Richard Wallace, avec Brian Aherne : un sommet de comédie remplie d’humour noir, où le couple de détectives amateurs Young / Aherne est non seulement en symbiose mais rivalise qui plus est de répliques et de gestes tous plus drôles les uns que les autres. Un je-ne-sais-quoi de déjà-vu cependant.

- The Farmer’s Daughter (1947), de H. C. Potter, avec Joseph Cotten : le rôle de fille de paysans suédois, femme de chambre propulsée politicienne, qui a valu à Loretta Young un Oscar. Certainement pas son plus grand rôle, mais reconnaissons quand même que derrière les bons sentiments à foison, le film est très divertissant. L’actrice parvient à donner la dose de crédibilité suffisante pour passer un bon moment, d’autant que son charme est toujours aussi puissant, et sa capacité à faire rire et à émouvoir également. Le fleuron de la deuxième partie de carrière d’une Loretta désormais beaucoup plus sage que dans ses vertes années Pré-Code.



lundi 12 décembre 2016

TOP 5 : BETTE DAVIS


Bette Davis (1908-1989) est pour moi une actrice bien singulière. A juste titre l'une des plus célébrées de l'âge d'or, elle s’est spécialisée dans un type de cinéma mélodramatique qui, s’il reste de qualité, n’est pas tout à fait ma tasse de thé (et je m’y connais !). Mais même sans être son plus grand fan, j'ai eu envie de lui rendre ici un hommage appuyé, en mettant l'accent sur ses cinq performances qui m'ont tout particulièrement transporté. Avant tout, Bette Davis a eu la chance et l’opportunité de tourner avec un réalisateur qui est l’un de mes favoris, car il est passé maître dans l’art de sublimer l’atmosphère de ses films et d’obtenir le meilleur de ses actrices : William Wyler. Plus généralement, Bette ne me plaît jamais tant que dans un univers où elle peut canaliser son charisme au service de l’ambiance façonnée par le cinéaste ou créer une alchimie avec des partenaires masculins à son niveau. 


N°5 : Judith Traherne dans Dark Victory


VF : Victoire sur la nuit. Un film d’Edmund Goulding (1939), avec Bette Davis, George Brent, Geraldine Fitzgerald et Humphrey Bogart.

Son histoire : Une jeune héritière pleine de joie de vivre se voit diagnostiquer une tumeur au cerveau. Après l’opération chirurgicale, son médecin lui cache la vérité sur sa condition afin qu’elle puisse mener sa vie comme auparavant…

Pourquoi elle est n°5 : J’attendais plus de Dark Victory, qui aurait pu être un chef d’œuvre et se repose un peu trop sur la force émotionnelle de son actrice principale. Néanmoins, Bette Davis brille de tous ses feux dans ce film, l’un de ses plus célèbres. Sa prestation comporte la « spéciale Bette Davis », qu’on retrouve dans ses meilleurs rôles, et qui consiste à donner au caractère de son personnage des facettes antinomiques avec un naturel désarmant. Ici, elle fait cohabiter gaieté et mélancolie, force mentale et faiblesse physique, avec la plus grande subtilité. Dans d'autres films, on trouvera plutôt des personnages malfaisants et pourtant attachants ou fascinants…

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Une forte intensité émotionnelle ++                     Le scenario peu travaillé -
La finesse d’interprétation de Davis ++                 Un jeu larmoyant parfois trop forcé -


N°4 : Gabrielle Maple dans The Petrified Forest


VF : La forêt pétrifiée. Un film d’Archie Mayo (1936), avec Bette Davis, Leslie Howard, Humphrey Bogart et Genevieve Tobin.

Son histoire : Dans un petit relais-restaurant isolé au beau milieu du désert, un voyageur sans le sou fait étape et rencontre la fille du tenancier, une jeune femme rêveuse et idéaliste, alors qu’un bandit notoire récemment échappé de prison rode dans les environs…

Pourquoi elle est n°4 : D’abord parce que ce film est une vraie claque. Un huis-clos efficace à l’ambiance de western, qui bénéficie d’une distribution prestigieuse. Si la palme de la performance revient à un Leslie Howard éblouissant de charisme poétique, la jeune et blonde Bette Davis n’est pas en reste et produit ce qui est alors (en 1936) selon moi son sommet. Sa prestation possède un atout unique dans sa filmographie : à l’unisson de Howard, qui était déjà à son avantage à ses côtés en 1934 dans Of Human Bondage, elle dégage une vigueur inattendue dans un rôle de jeune fille innocente. Il émane d'elle une forme de beauté singulière et timide, un charme mélancolique que je ne lui avait jamais vu (et ne lui ai jamais revu depuis) et qui lui va à ravir.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Des acteurs au sommet +++                                 Une intrigue peu originale -
Un huis-clos haletant +++                               
Mélancolie et idéalisme au rendez-vous +                              


N°3 : Julie Marsden dans Jezebel


VF : L’insoumise. Un film de William Wyler (1938), avec Bette Davis, Henry Fonda, George Brent et Margaret Lindsay.

Son histoire : Dans la Louisiane d’avant la Guerre de Sécession, une jeune femme au tempérament fougueux et indépendant se fâche gravement avec son fiancé. Elle se met alors en tête de le reconquérir.

Pourquoi elle est n°3 : La première collaboration entre Bette Davis et William Wyler accouche d’une véritable pépite. Car même si tout n’est pas parfait à mon goût, ce portrait de « Southern Belle », un an avant Autant en emporte le Vent, est un vrai tour de force : jeune femme irritable façon Scarlett O’Hara, Julie n’en a pas la force quasi-mystique, et c’est tant mieux : son personnage n’en est que plus réaliste. Bette déploie toute son aura pour séduire son public avec un personnage pourtant assez antipathique, et pour bâtir une romance tempétueuse, donc captivante, avec Henry Fonda. Sa performance s'essouffle cependant dans la fin du film, qui se concentre moins sur la personnalité de Julie et plus sur des événements sur lesquels elle n’a pas de prise. La preuve néanmoins que Wyler sait la mettre en valeur dans un bon drame d'époque.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Le couple Davis – Fonda ++                                  Une 2e partie en demi-teinte --
Un personnage au “charme” antipathique ++                    


N°2 : Leslie Crosbie dans The Letter


VF : La lettre. Un film de William Wyler (1940), avec Bette Davis, Herbert Marshall, James Stephenson et Gale Sondergaard.

Son histoire : En Indonésie, dans une plantation, une femme abat un homme au cœur de la nuit. Elle invoque la légitime défense pour expliquer son geste. Alors que tous sont portés à la croire sur parole, son avocat semble garder un soupçon…

Pourquoi elle est n°2 : Je reprends ici mon avis de l’article consacré aux meilleures actrices de l’année 1940, auquel vous pouvez vous reporter pour une analyse plus approfondie. Dans ce film, William Wyler réussit encore une fois des miracles, et sublime une deuxième fois Bette Davis grâce à une excellente mise en lumière, et ce au propre comme au figuré : les éclairages au clair de lune de début et de fin sont sublimes. Davis nous gratifie ici de mines glaciales pourtant non départies d’humanité, du haut d’un regard empli d’une expressivité intense. Un immense charisme qu’elle met au service d’une intrigue bâtie sur le doute et la suspicion.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Une ambiance précurseur du film noir +++                               
La subtilité du jeu de Bette Davis ++                              


N°1 : Regina Giddens dans The Little Foxes


VF : La vipère. Un film de William Wyler (1941), avec Bette Davis, Herbert Marshall et Teresa Wright.

Son histoire : Dans le Vieux Sud du début du 20ème siècle, Regina et ses deux frères tentent d’assouvir leur ambition et leur cupidité par tous les moyens. Pour parvenir à ses fins, elle n’hésite pas à manipuler ses proches, à commencer par sa propre fille, la naïve Alexandra.

Pourquoi elle est n°1 : Pour le sommet de la collaboration Wyler – Davis que constitue ce grand mélodrame somptueux situé dans l’antre d’un clan familial du Vieux Sud, et la performance de l’actrice, en tous points fabuleuse. Comme j’ai déjà pu le décrire plus en détails dans un article précédent, le personnage de Bette, Regina, est un modèle de femme calculatrice, au charisme serein et dévastateur. Le jeu de dupes avec ses frères et sa relation vipérine avec son mari et sa fille sont des monuments. S’il ne tenait qu’à moi, Bette Davis n’aurait joué que des personnages machiavéliques : les interpréter est une telle réussite !

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
La mise en scène inspire de Wyler +++                 Quelques petites longueurs -
L’opposition Bette Davis – Herbert Marshall ++
Une Regina pleine de duplicité ++