mercredi 28 janvier 2015

LEAVE HER TO HEAVEN – Péché mortel


Réalisation : John M. Stahl
Société de production : 20th Century Fox
Genre : Film noir / Mélodrame
Musique : Alfred Newman
Photographie : Leon Shamroy
Durée : 110 min
Date de sortie : 19 décembre 1945 (USA)
Casting :
Gene Tierney : Ellen Berent Harland
Cornel Wilde : Richard Harland
Jeanne Crain : Ruth Berent
Vincent Price : Russell Quinton



L’HISTOIRE

Après avoir passé deux ans en prison, le romancier Richard Harland est de retour chez lui, à « Back of the Moon », lieu enchanteur qui lui sert de refuge. Un avocat de ses amis se plonge dans ses souvenirs et raconte l’histoire de Richard et d’Helen. Après leur rencontre dans un train, les deux jeunes gens se plaisent et se marient, à l’initiative d’Helen, qui commence rapidement à se montrer très possessive envers son époux…



L’AVIS DE GENERAL YEN

Le petit bijou que voilà. Le générique ne trompe pas. On devine dès le lever de rideau que Leave Her to Heaven emprunte autant au film noir qu’au mélodrame. Coups de tambour, « coups de gong » qui rythmeront inlassablement le film, comme si chacun d’eux nous criait « danger ! ». Sons stridents aux accents inquiétants, alternant avec une mélodie plus douce et fluide : nous voilà déjà captivés, attentifs à l’atmosphère étrange et belle ainsi créée en quelques notes.

Sa touche mélodramatique, Leave Her to Heaven la doit à une trame narrative axée sur la vie perturbée d’un couple, Richard Harland et Helen Berent. La passion amoureuse est le thème central du film. Elle est perceptible dès la scène de rencontre, coup de foudre magistralement orchestré, le regard fixe et émerveillé d’Helen faisant face aux coups d’œil admiratifs et gênés de Richard. Le film regorge de scènes symbolisant à l’écran la passion et la force des sentiments, en particulier ceux d’Helen. Au début du film, chaque plan réunissant les deux personnages seul à seul fait ressortir désir et sensualité de manière toujours plus accrue. La musique mélodramatique d’Alfred Newman aidant, la fougue d’Helen est palpable grâce à une Gene Tierney incandescente.

La passion qu’Helen éprouve pour Richard est cependant trop forte, et crée un déséquilibre, que la mise en scène traduit à l’écran en introduisant des éléments typiques de film noir. Ce genre, déjà évoqué sur Films Classiques, est empreint d’une fascination pour la déchéance de personnages ambivalents au destin tracé. Le destin se manifeste en général par l’apparition d’une rupture dans le comportement du personnage : le héros, souvent masculin, peut par exemple commettre un meurtre ou se laisser charmer par une femme fatale, ce qui va bouleverser sa vie et précipiter sa chute. Dans Leave Her to Heaven, c’est le mariage des deux amants qui fait office de feu vert au destin. C’est à partir de ce moment qu’Helen révèle un comportement possessif qui ira crescendo. Comme le révèle l’avocat ami de Richard lors de la scène d’ouverture :

“Of all the seven deadly sins, jealousy is the most deadly.”

Dès le départ, le spectateur est prévenu. Le mal est rapidement identifié, dans la plus pure tradition des grands noirs, comme dans Double Indemnity ou Sunset Boulevard, qui usent également du procédé du flashback. Si le flashback dévoile d’emblée une partie du dénouement, il présente l’avantage de mettre l’accent sur le « comment en est-on arrivé là ». Le suspense de ces films n’est pas dû à l’ignorance qu’a le spectateur de la fin de l’histoire, mais à la façon dont on y arrive. La forme va donc primer sur le fond, pour captiver – littéralement – le public. Sur ce plan, Leave Her to Heaven déroge aux astuces typiques des films noirs tournés en noir et blanc, magnifiés par leur clair-obscur : le film est en couleurs.


La couleur de Leave Her to Heaven est son atout visuel majeur. Ce n’est pas un hasard si le film a obtenu un oscar pour sa photographie : son Technicolor est flamboyant, grâce à des couleurs plus saturées que la normale. Le résultat en est une atmosphère unique, presque irréelle. La beauté de Gene Tierney est rendue magnétique. Ainsi, la couleur, d’ordinaire l’apanage des grands mélodrames de l’époque, se voit dans ce film également utilisée pour lui conférer une tonalité noire. Leave Her to Heaven est un « film noir en plein soleil » : la couleur est révélatrice de la puissance d’Helen, néfaste en plein jour. Notez à ce propos que lors des scènes climax du film, la musique mélodramatique se tait : le silence donne du pouvoir à l’image.

Si Helen a un tel impact sur nous, c’est en grande partie grâce à l’interprétation qu’en donne Gene Tierney. J’ai déjà mentionné dans mon article sur les femmes fatales la grandeur du personnage. La particularité d’Helen, c’est son obsession, l’amour qui, poussé à l’extrême, n’a plus rien de noble et devient maladif et dangereux.

“I’ll never let you go. Never, never, never.”

Face à l’omniprésente Gene Tierney, qui fascine autant que son personnage est fasciné par son mari, deux acteurs : Cornel Wilde et Jeanne Crain. Tous deux campent des personnalités réservées, qui pâtissent donc de l’aura quasi-divine de Tierney. Et c’est là un intérêt majeur du film : le traitement des relations entre des personnages très différents. Cornel Wilde nous offre un Richard posé, un écrivain qui aspire à une vie faite d’amour et d’eau fraîche, loin des turbulences de la vie urbaine, dans un environnement boisé au milieu d’un lac. Il oppose son flegme à la furia de Gene Tierney, ce qui nous donne des scènes sublimes où des sentiments contraires s'affrontent, comme quand, au réveil, Helen tente d’attiser le désir de Richard et rencontre un certain succès, avant que le jeune frère du héros vienne détourner son attention. Désir brûlant et considérations fraternelles sont, juxtaposés, source de frustration.


Quant à Ruth Berent, cousine et sœur adoptive d’Helen, sa raison d’être n’est ni plus ni moins que d’être comparée à Helen. Jeanne Crain et Gene Tierney livrent un duel moral qui enrichit le personnage d’Helen. Ruth et Helen sont si proches physiquement qu’on pourrait les confondre. Ce qui les distingue est leur caractère : passion et jalousie s’opposent à raison et renoncement. L’une est une jeune femme ordinaire : Ruth, qui s’adonne aux plaisirs du jardinage et lui vaut d’être surnommée « the Gal with the Hoe » (la fille à la bêche) par Richard.
L’autre est une femme extraordinaire : Helen. Cela est suggéré dès la séquence du train : elle regarde Richard pendant plusieurs secondes sans ciller. 

Cette facette hors-normes est très vite associée à un halo d’étrangeté qui l’entoure et va aller s’accentuant au fil du film. Helen génère autant de fascination auprès du spectateur qu’elle-même en éprouve pour Richard. Gene Tierney adopte un phrasé lent et mélodieux, comme si elle psalmodiait chaque mot. Les longs plans fixes sur son visage, à la pâleur fortement accentuée par des lèvres rouge vif et des yeux d’un azur scintillant, lui donnent une certaine majesté, confirmée par le charisme déployé par l’actrice. Helen est une femme forte, dominatrice, et cela se voit. A l’inverse, la discrétion à l’écran de Jeanne Crain est, comme pour Richard, le reflet de son caractère. Cela permet à Gene Tierney d’occuper tout l’espace en matière d’expression, et l’actrice s’en donne à cœur joie : un personnage aussi riche et complexe qu’Helen Berent ne s’accomplit pleinement que dans la confrontation avec sa nemesis, son opposé. Le sens du film est à trouver dans cette dynamique des contraires.

Conclusion

Film complet, doté des attributs de deux genres majeurs du cinéma classique, le mélodrame et le film noir, Leave Her to Heaven tient du chef d’œuvre. Alliant un sublime technicolor à une musique captivante et utile à l’intrigue, ce mélodrame noir est unique. On retiendra à jamais la figure mythique d’Helen, le plus grand rôle de la resplendissante Gene Tierney. A l’unanimité des deux membres de notre rédaction, un des plus grands classiques du cinéma américain.

NOTE : 10/10


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