mercredi 2 décembre 2015

VICTOR SJÖSTRÖM, LE SONDEUR DES ÂMES



A l’aube des années vingt, en Suède, un acteur-réalisateur du nom de Victor Sjöström est au sommet de son art. Avec d’autres prodiges, tels le cinéaste Mauritz Stiller ou le chef opérateur Julius Jaenzon, les maîtres suédois donne au cinéma muet naissant quelques-unes de ses plus belles lettres de noblesse. Courtisé par Hollywood, Sjöström donnera bientôt aux Américains quelques perles, avec l’aide d’interprètes d’une expressivité rare comme Lon Chaney et Lillian Gish.

Fabuleux révélateur de la profondeur de l’âme humaine, son cinéma est un art où les émotions et les sentiments transpirent par les regards et les gestes des acteurs, et où une esthétique sombre d’une étonnante beauté donne un sens, une revendication, une signature à l’action. Voici quatre films parmi les plus grands signés du maître.


Körkarlen, la mort rend visite aux vivants



Un film de Victor Sjöström (1921), avec Victor Sjöström, Hilda Borgström, Tore Svennberg et Astrid Holm.

L’œuvre riche de la romancière suédoise Selma Lagerlöf a inspiré une grande partie des chefs d’œuvre de l’âge d’or du cinéma suédois, comme Le trésor d’Arne et La légende de Gösta Berling de Mauritz Stiller, et La charrette fantôme (Körkarlen en VO) de Victor Sjöström. Le cinéaste, qui joue également le rôle principal, signe ici un conte noir, fantastique, et pourtant ancré dans une réalité très présente, celle de la misère.

A la Saint-Sylvestre, une jeune femme de l’Armée du Salut, mourante, demande à voir un ancien protégé, David Holm, un ivrogne. Celui-ci, assis dans un cimetière, évoque avec des compagnons d’infortune une légende selon laquelle le dernier homme à mourir dans l’année est condamné à servir la Mort, en conduisant pendant une année la charrette de la Mort. Quand Holm refuse de se rendre au chevet de la mourante, ses compagnons le querellent et ils se battent. Quelques instants avant que minuit ne sonne, David Holm meurt.


Körkarlen est un film visuellement saisissant. Les plans figurant la charrette fantôme et son cocher, faits au moyen de surimpressions, sont particulièrement réussis et étonnamment modernes pour l’époque. Les scènes fantastiques du film lui donnent une aura sombre, mystérieuse et envoûtante, mais peu effrayante : le rythme lent et l’absence de violence du fantôme en font plus un messager implacable du destin qu’une menace réelle. En revanche, la description de la vie quotidienne dans ces rues sordides, ce cimetière, ces intérieurs misérables, entretiennent un malaise bien plus grand. Par ailleurs le film explore les méandres du caractère de David Holm : ses choix et ses motivations sont passés au crible de la morale chrétienne, permettant à Sjöström de montrer également ses talents d’acteur en homme au bout du rouleau, fautif et pourtant suscitant la pitié.


He Who Gets Slapped, la complainte du clown


Un film de Victor Sjöström (1924), avec Lon Chaney, Norma Shearer et John Gilbert.

Il est rejeté par tous, ses pairs, sa femme : tous se sont ligués contre lui. Lui, c’est « Celui qui reçoit des claques », He, who gets slapped. Tous au cirque ne le connaissent que sous ce sobriquet, « He ». Autrefois, c’était un scientifique qui ambitionnait de révolutionner son champ de recherche. Mais, trahit par son mécène et sa femme, il s’est vu moqué en public par ses collègues, après avoir été giflé par l’homme qui lui a volé son triomphe. Cette humiliation, il la reproduit depuis en tant que clown, et chaque soir il provoque l’hilarité du public en recevant claque après claque.


« He » est incarné par Lon Chaney, « l’homme aux mille visages », qui fait de ce personnage torturé, mais captivant et non dénué d’héroïsme, une incarnation de la souffrance morale et de la résignation. Les génies combinés de Chaney et Sjöström subliment ce récit tragique en lui apportant une splendeur visuelle, qui expose aux yeux de tous l’injustice qui peut être commise par les hommes, et l’impact fatal que celle-ci peut produire sur l’âme d’un être excessivement humain.

Mention spéciale pour Norma Shearer, qui montre dans ce film quelle profondeur on peut donner à une ingénue par un jeu d’actrice subtilement dosé.


The Scarlet Letter, la marque de l’infamie


Un film de Victor Sjöström (1926), avec Lillian Gish et Lars Hanson.

Récit célèbre régulièrement porté à l’écran (la dernière fois en 1995), The Scarlet Letter (La lettre écarlate) conte les déboires d’Hester Prynne (Lillian Gish), une jolie jeune femme confrontée aux mœurs puritaines d’un village de Nouvelle-Angleterre au 17ème siècle. L’attitude « pécheresse » d’Hester lui vaut d’être condamnée à porter sur ses habits l’infâme « A » rouge (pour « adultère »), malgré les efforts du très influent révérend Dimmesdale (Lars Hanson), qui s’est épris d’elle.

Lars Hanson, le génial interprète de Gösta Berling, frappe encore après avoir émigré aux Etats-Unis, tel une Greta Garbo ou Victor Sjöström lui-même. Le révérend Dimmesdale n’est pas sans rappeler le pasteur défroqué Gösta, la lèvre fine et le sourcil arqué. Son charisme éclate, et il en a besoin : face à lui, l’immense Lillian Gish déploie des trésors de finesse, de charme discret et d’émotion contenue derrière ses grands yeux et sa bouche en cœur. La reine des ingénues signe comme souvent l’exploit de dominer le film et de capter l’attention tout en paraissant frêle et fragile. L’incarnation de l’innocence et de la pureté.


Si le principal intérêt de ce film est son scénario et les performances de ses acteurs, la réalisation n’est pas en reste. Le pittoresque d’un petit village d’une colonie puritaine, qui reflète la candeur d’Hester, est doublé d’une impression d’isolement, de huis-clos, particulièrement présente lors des scènes enneigées et nimbées d’obscurité. Les habitants s’épient par les fenêtres, la menace vient du dehors. Sjöström dénonce l’injustice, et pour ce faire insiste sur l’innocence de Lillian, filmée dans une attitude si paisible, mignonne et résignée. Le tout est sobre, mais suffit pour embellir les émotions dégagées.


The Wind, le vent du nord se déchaine



Un film de Victor Sjöström (1928), avec Lillian Gish et Lars Hanson.

Le Vent est probablement le plus célèbre et le meilleur exemple de ce que l’art de Sjöström pouvait accomplir à partir de rien. Car le scénario est d’une grande simplicité : une jeune femme part vivre dans les plaines venteuses de l’Ouest sauvage américain, et doit apprendre à survivre. Mais ce film est avant tout l’occasion pour le réalisateur de retranscrire le ressenti de l’héroïne, interprétée par Lillian Gish, et dont la maîtrise charismatique inonde l’écran : on ne voit qu’elle. L’autre « personnage » marquant du film n’est autre que le danger qui la menace : le vent du nord, le plus terrible de tous. Le vent qui rend fou.

Le vent du nord est ici un personnage mythique, que craignent et vénèrent les habitants de ces plaines sauvages. Et c’est là que Sjöström sublime son film, en donnant au vent une dimension onirique, puisque le vent du nord est personnifié dans quelques séquences par un cheval fantôme ruant et galopant dans le ciel. Ce qui pour nous s'apparente à un rêve éveillé est comme un cauchemar pour l’héroïne ingénue, et Lillian parait bien frêle pour affronter les assauts du vent et la rudesse des hommes frustres de ces terres désolées. Comme Chaney dans He Who Gets Slapped, Lillian entre en symbiose avec l’art de son cinéaste pour produire l’évolution du caractère de son personnage, qui lutte de toutes ses forces pour ne pas se noyer dans cet univers étrange et diabolique, et dont, pourtant, il ressort une certaine grandeur, une fragile beauté.




2 commentaires:

  1. Un très bel article confirmant que je n'ai pas à rougir d'avoir Sjöström dans mon top des plus grands metteurs en scène du cinéma. Et je suis globalement d'accord sur tout. Körkarlen est excellent, avec des images impressionnantes qui retranscrivent on ne peut mieux l'atmosphère obscure recherchée, même si je ne suis pas saisi outre mesure par l'histoire. Je n'ai vu He Who Gets Slapped qu'une fois et, sans mauvais jeu de mot: quelle claque! C'est déchirant, Lon Chaney m'y a ébloui, et je suis content de n'être pas le seul à trouver que Norma Shearer dépasse l'écriture du rôle par son jeu. Quant au Vent, je crois qu'il s'agit d'un encore plus grand chef-d’œuvre que les autres, avec la puissance des images, le cheval métaphorique galopant dans le ciel, des relations entre personnages qui m'ont touché et, au sommet de l'édifice, Lillian Gish dans son plus beau rôle (ce qui veut dire beaucoup). J'y ai également aimé Lars Hanson en époux un peu rustre qui veut néanmoins bien faire.

    Il me faudra cependant revoir The Scarlet Letter, que j'avais aimé visuellement, mais dont l'histoire m'avait laissé un peu de marbre, impliquant une certaine difficulté à apprécier les performances d'acteurs, malgré, je crois, une scène au bord de l'eau où Lillian Gish révélait un aspect volontaire qu'on aurait pas forcément soupçonné de prime abord, ce qui m'avait plu. Mais mon souvenir est trop confus à présent, je me souviens surtout de la barbe effrayante du mari...

    Quoi qu'il en soit, merci pour cette liste qui me donne envie de me refaire une soirée Sjöström sous peu.

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    1. Merci. Ce réalisateur m'a pour ma part surtout marqué pour son style et ses trouvailles visuelles, mais parlant des scénarios, ils sont assez divers, quoique assez sombres, et j'y ai plutôt bien trouvé mon compte. The Scarlet Letter m'a offert une ambiance très XVIIe siècle qui m'a bien plu, d'autant que l'histoire est assez divertissante, avec des thématiques sociales et un contexte historique très présents. Je n'ai pas parlé du mari, mais avec son allure d'homme des bois son apparition était assez saisissante !

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