Longtemps restée uniquement à mes yeux l’épouse du mythique Paul Newman, Joanne Woodward (née
en 1930) a acquis peu à peu une place de choix dans mon panthéon personnel, grâce notamment à sa capacité
singulière à me faire aimer ses personnages là où je ne l’attends pas. Pourtant,
sa filmographie est loin d’être attractive pour mes goûts personnels, celle-ci
étant ponctuée de mélodrames dont l'âge commence aujourd'hui à se faire ressentir. Mais cette actrice n’était pas du
type à simplement jouer ses personnages : elle les vivait. Portée
par l’une des voix les plus reconnaissables du cinéma américain, et dotée d’un
regard serti d’émeraude, elle savait tout faire : la dame mondaine et la fille
populaire, la sensuelle et la gauche, l’explosive et la réservée, l’héroïne et
l’anti-héroïne. Excellente dans l’art de la nuance, elle basait sa crédibilité
sur l’émotion juste, de sorte qu’il m'était difficile de ne pas
l’apprécier et lui consacrer sa rétrospective, que voici…
The Three Faces of Eve, la triade dorée
VF : Les trois visages d’Eve. Un
film de Nunnally Johnson (1957), avec Joanne Woodward et Lee J. Cobb.
L’histoire :
Une jeune femme timide et effacée, Eve White (Joanne Woodward), souffre régulièrement
de maux de tête et de pertes de mémoire. Après l’avoir mise sous hypnose, un
psychiatre lui découvre une autre personnalité, plus sauvage, désinhibée et
entreprenante : Eve Black.
Sorti la même
année que le Lizzie avec Eleanor Parker, The Three Faces of Eve
ne peut échapper à la comparaison, déjà détaillée dans l'article sur les meilleures actrices de 1957. Les deux films partagent en effet un thème, celui d’une femme à la triple personnalité : une première
timide et effacée, une autre exubérante et incontrôlable, et une dernière plus
équilibrée. Tandis que Lizzie se base sur un scénario romancé,
proche du thriller, Eve adopte une approche documentaire qui me sied moins. Le point de vue rapporté y est essentiellement celui du psychiatre, et non celui de l'héroïne.
Le film reste néanmoins d'un intérêt certain, car il est admirablement porté par son
actrice principale.
En effet, Joanne, qui a reçu l’Oscar de l’année pour ce rôle, y est en tout point merveilleuse. Son interprétation toute en nuances de Eve White et de son "opposée" Eve Black permet au spectateur de percevoir des points communs et des liens entre les deux personnalités. Elle insuffle un charme léger dans la jeune épouse soumise à
son mari, qui la rend plus attachante qu’apitoyante. Ce charme se transforme en
un charisme détonnant avec la dévergondée Eve Black, le jeu de Joanne donnant à
son explosivité sensuelle une forme d’innocence, qui rappelle ainsi Eve White,
et qui surtout la rend finalement assez sympathique.
Eve White, Eve Black et Jane |
« There
are a lot of things you've never seen me do before... »
Les passages avec
Eve Black sont probablement les meilleurs du film, tant la sensation de
libération, exprimée par l’actrice via son sourire et son regard, est intense. Cette
sympathie éprouvée signifie cependant qu’on ne retrouve pas l’excitation produite par la
nocivité de la personnalité antagoniste comme dans Lizzie, ce qui enlève
de l’intensité et du suspense. Mais, à l’inverse d’Eleanor qui en faisait
une copie de la première personnalité, Joanne développe avec une certaine précision le troisième
« visage », Jane, de sorte que l’on puisse la distinguer, et intègre
dans celle-ci les qualités des deux autres, de manière à construire une héroïne en définitive fort riche.
A noter, la
plupart des futures performances de Joanne font penser, à des degrés divers, à
l’une ou l’autre de ces trois personnalités, voire à plusieurs à la fois, l’actrice
étant particulièrement à l’aise dans des rôles de jeune femme apparemment sans
défense, mais en réalité indomptable, ou à l’inverse de femme indépendante qui
laisse apparaître des fêlures.
The Long, Hot Summer, la
naissance d’une flamme
VF : Les feux de l’été. Un film de
Martin Ritt (1958), avec Joanne Woodward, Paul Newman, Lee Remick et Orson
Welles.
L’histoire :
A son arrivée dans une petite bourgade du Sud des Etats-Unis, Ben Quick (Paul
Newman), un jeune vagabond ambitieux mais de fâcheuse réputation, est accueilli
et embauché par le patriarche de la plus riche famille de la région, Will
Varner (Orson Welles), au plus grand déplaisir de sa fille Clara (Joanne
Woodward).
Œuvre au carrefour
du mélodrame, du soap-opera et de la comédie de mœurs, The Long, Hot Summer
est fidèle à l’image que j’ai en général du cinéma des années 1950, avec son
cortège de films en couleur format Cinémascope, adaptés de Tennessee Williams
ou équivalents (ici, William Faulkner), signés Minelli ou Sirk. Il n’empêche, malgré
les défauts inhérents au genre, ce film-ci possède une sorte d’étincelle,
allumée et entretenue par ses acteurs, qui donnent leur charisme et leur charme
à l’ensemble et en font une œuvre agréable à regarder.
Premier film du
couple Paul Newman / Joanne Woodward, qui s’est d’ailleurs formé grâce à lui, The
Long, Hot Summer a pour atout majeur les joutes entre
Clara, la fille rebelle du plus puissant homme de la région, et Ben,
l’aventurier opportuniste. Tout le film est construit sur l’ascension de
celui-ci au sein de la famille Varner et son impact sur les différents membres
de la famille : Will, le patriarche, reconnait en
lui un alter-ego viril, fort et sans scrupules, ce qu’il apprécie, et souhaite
donc le voir devenir son héritier ; Jody, le propre fils de Will, le voit
comme une menace à son héritage, mais son problème est surtout avec son père,
qui le perçoit comme un faible et le méprise ; enfin, Clara, qui est
célibataire, souhaite épouser un homme d’honneur, et se méfie donc des projets
conjoints de son père et de Ben à son encontre.
« You
couldn’t tame me. But you taught me. »
Les dialogues
incisifs entre, d’une part, un Orson Welles grognon, le front ruisselant, et un
Paul Newman sarcastique, et d’autre part, un Paul Newman au regard charmeur et
une Joanne Woodward aux yeux incendiaires, maintiennent le spectateur en haleine. Avec ce rôle, Joanne m’a plu au point que je
classe son personnage de Clara en tête de liste dans mon article sur mes personnages féminins favoris. Et pour
cause, elle déploie ici tout ce qu’il faut pour me faire apprécier son
personnage, bien aidée par les traits caractéristiques de son jeu que sont sa
voix au timbre grave et léger, ainsi que son phrasé lent, l’une des sources de son
charisme avec son regard, celui-ci étant réellement jouissif pour le spectateur
tant il semble mitrailler ces hommes à la virilité portée en étendard. Elle
construit ainsi une Clara à la personnalité attachante, calme et indomptable.
Son alchimie viscérale avec Newman atteint des sommets, et voir
la caméra jongler entre le regard vert de l’une et le bleu de l’autre est un petit
plaisir que je ne renierai pas.
From the Terrace, l’éclat
de la blonde platine
VF : Du haut de la terrasse. Un
film de Mark Robson (1960), avec Joanne Woodward, Paul Newman et Ina Balin.
L’histoire :
A son retour de la guerre, Alfred Eaton (Paul Newman) constate désabusé que son
père, un riche patron, est devenu insupportable et que sa mère (Myrna
Loy !) a sombré dans l’alcool. Décidé à rompre avec sa famille et à tracer
sa propre voie, il se met à son compte. C’est alors qu’il rencontre la
séduisante Mary (Joanne Woodward), une riche héritière…
From the
Terrace n’est pas à
proprement parler un film remarquable. Il s’agit d’un pur mélodrame beaucoup
trop long et à la photographie souvent trop sombre et pas assez contrastée.
Mais voilà, il y a Joanne, et sa performance dans ce film est unique dans sa
filmographie. Le film traite du
cheminement d’un homme issu d’un milieu fortuné, mais qui a coupé les ponts
avec sa famille pour reprendre le contrôle de son destin, en digne représentant
du self-made man américain. Cet homme, incarné par Paul Newman, est loin
du « héros des légendes » : il « vole » la fiancée
(Joanne) de quelqu’un d’autre, l’épouse puis la néglige totalement en n'ayant la tête qu’à son travail et son ambition personnelle.
C’était
prévisible, l’alchimie mythique entre Joanne et Paul Newman est encore une fois
patente ici, en particulier dans la première partie du film, où l’actrice est à
son zénith dans la catégorie « glamour » : à ma connaissance,
jamais elle n’a été autant mise en valeur d’un point de vue physique. Elle dira
d’ailleurs elle-même : « I looked like Lana Turner ».
Le film étant proche du mélodrame turnerien, la comparaison convient
bien… Et cette classe, cette attitude, cette sensualité dans le regard, et bien-sûr cette voix ! On revient toujours à cette voix, cette caractéristique
essentielle du jeu de l’actrice.
« You’ll
never belong to anyone else as long as you live ! »
Aussi le charme de
Joanne est-il rayonnant dès la rencontre avec le « héros » lors d’un
bal entre gens de bonne famille. Mondaine est un qualificatif qui
sied comme un gant (de velours) au personnage de notre actrice, Mary, une riche
héritière qui, si elle sait tenir tête à son père (décidément, c’est une
manie !), ne se conçoit pas en dehors de cet univers. Elle aspire ainsi à
fréquenter les bals et les soirées bourgeoises avec son mari, et à fonder une famille
dont elle pourra être fière. A l’inverse, son époux Alfred est anticonformiste,
rebelle dans l’âme, et rejette les mondanités. Le contraste entre les deux
conjoints est flagrant, et alimente le piment sur lequel
repose le film. La seconde partie développe donc cet aspect, les scènes
marquantes étant celles où Joanne et Paul s’affrontent, avec détachement pour
lui, avec passion pour elle.
Ainsi, si un jour
vous tombez sur ce film, arrêtez-vous sur Joanne Woodward. Sur ce personnage de
blonde platine, de blonde presque hitchcokienne. Un ajout unique dans la
carrière de l’actrice.
Mais aussi…
- No Down Payment (1957), de Martin Ritt : Dans ce film de bonne facture à l'ambition de réalisme social, en ce qu’il dépeint quatre couples et leurs problèmes dans une banlieue résidentielle neuve typique des années 1950, Joanne ne laisse pas insensible en jeune épouse d’un vétéran tourmenté. Elle s’avère assez bouleversante grâce à une performance qui n’est pas sans rappeler Eve Black : de la désinvolture, une âme enfantine et une attitude séductrice ; elle y ajoute cependant, avec beaucoup d’émotions, les doutes d’une femme malheureuse dans son mariage, qui regrette de ne pas avoir d’enfants.
- The Fugitive Kind (1960), de Sidney
Lumet, avec Marlon Brando et Anna Magnani : Si le film ne mérite pas en
lui-même qu’on s’y attarde, la faute à un scénario bancal et à une ambiance
étrange, Joanne vole presque la vedette aux autres stars grâce à une performance a priori à
contre-emploi dans un rôle de femme
alcoolique et nymphomane, entre charisme excentrique et sensualité vulgaire, non sans un certain talent (tragi-)comique.
- A Big Hand
for the Little Lady (1966), de Fielder Cook, avec Henry Fonda : Cet
excellent western, dont l’atmosphère de huis-clos n’est pas sans rappeler 12 Angry Men, nous immerge dans la « plus grande partie de poker de l’histoire
de l'Ouest ». Porté par l’ensemble de ses acteurs masculins, tous très
charismatiques, il trouve son originalité dans le rôle pivot joué par Joanne,
qui va devoir prendre la place de son mari dans la partie. L’actrice campe ici essentiellement le rôle d’une épouse
modèle plutôt moderne, celle qui sait dire non à son homme et qui inspire le
respect par sa détermination,
mais elle se révèle aussi dans un registre plus exubérant et jouissif dans les
scènes finales.
- Rachel, Rachel (1968), de Paul Newman, avec James Olson et Estelle Parsons : Je dois le reconnaître, voilà typiquement le genre de film qu’il m’est difficile d’apprécier, la faute à la "combinaison gagnante" d'un scénario amer, une réalisation très âpre et une photographie simple et pauvre. Pour moi, le cinéma doit mettre l’esthétique de l’image au service du sens du film, ce qui n’est pas le cas ici. Rachel, Rachel se repose en fait entièrement sur la performance de Joanne, qui y est brillante dans le rôle d’une institutrice, « vieille fille » marginale et paumée qui tente de découvrir un sens à son existence monotone dans une petite bourgade morose. Brillante, car encore une fois elle explore les rouages de la psychologie de son personnage et elle joue avec aise sur plusieurs registres, celui de la femme réservée et complexée étant dominant, laissant apparaître frustrations et désirs inassouvis. J’aurais d'ailleurs été curieux de voir une Deborah Kerr dans ce rôle.
Superbe article plein d'analyses passionnantes, qui me donne en outre très envie de découvrir des films dont je n'avais jamais entendu parler (A Big Hand, No Dawn Payment), ou que je n'ai pas encore eu l'occasion de voir (The Long, Hot Summer, The Fugitive Kind).
RépondreSupprimerCe que tu dis d'elle confirme qu'elle est une actrice unique: elle n'a jamais joué deux fois de suite le même personnage.
Pour le moment, mon top 5 personnel serait composé des Trois Visages d’Ève (1957), Du haut de la terrasse (1960), The Stripper (1963), Rachel, Rachel (1968) et WUSA (1970).
Il est impressionnant d'observer à quel point elle sait jouer des personnages complexes là où on ne les attend pas. Je pense notamment à Du haut de la terrasse où je n'envisageais pas que le premier rôle féminin soit brossé avec tant de nuances: assurément, elle ne s'est jamais reposée sur ses lauriers et mérite sa place au panthéon des plus grandes.
Merci, cet article là a été long à sortir... Depuis le temps que je l'ai en tête ! C'est tout le problème quand on apprécie beaucoup une actrice sans être un fan absolu de ses films ! Je suis plus porté sur la période 1930-1950 que sur les années suivantes.
Supprimer