Femme aux multiples talents, actrice, réalisatrice, scénariste ou
encore productrice, Ida Lupino (1918
- 1995) a marqué de son empreinte de nombreux films noirs des années 1940 et 1950
en incarnant des héroïnes indépendantes, dont le caractère complexe révélait
souvent autant de force que de fragilité. Elle reste pourtant encore trop peu
connue aujourd’hui, une injustice flagrante que je me devais de réparer en
proposant un classement de ses meilleures performances.
N°5 : Marie dans High Sierra (La Grande Évasion)
Un film de Raoul Walsh (1941), avec Ida Lupino et Humphrey Bogart.
Son histoire : Tout juste relâché de prison, le gangster Troy
Earle est contacté pour effectuer un dernier « coup » dans un
hôtel de Californie. Arrivé sur place, il rencontre ses deux acolytes et Marie,
la femme qui les accompagne. Celle-ci développe une attirance pour Earle et,
importunée par les autres hommes, se met sous sa protection et lie son destin
au sien.
Dans High Sierra, Ida
Lupino incarne une femme aux multiples facettes, bien plus complexe qu’il ne
semble de prime abord, et qui, sans être au cœur de l’intrigue – centrée autour
de Bogart et du braquage qu’il doit
mener -, enrichit l’histoire et complète à merveille le jeu de son partenaire
masculin.
Femme forte et courageuse, la Marie
de Lupino n’a pas peur des hommes et des gangsters qui l’entourent. Indépendante, elle mène sa vie comme
elle l’entend et refuse les avances des autres membres de la bande, entendant
bien attacher sa vie à celui qu’elle aime – c’est-à-dire Bogart. Elle est aussi
douce et aimante (se prenant d’une affection presque enfantine pour un chien
errant), amoureuse, décidée et fidèle – mais seulement parce qu’elle le veut
bien. Dans sa relation avec Bogart, loin de se laisser dominer, elle évite
toute mièvrerie en dépit de situations où elle est en situation d’implorer.
Elle domine ainsi sa rivale jouée par la douce Joan Leslie, qui tient pourtant
la corde dans le cœur de Bogart, avide de repos et d’un futur sans histoire
après une vie entière consacrée au crime.
N°4 : Mary Malden dans On Dangerous Ground (La Maison
dans l'ombre)
Un film de Nicholas Ray (1952), avec Ida Lupino et Robert Ryan.
Son histoire : Jim Wilson
est un policier dont les méthodes dures frisent avec l’illégalité. Après une
bavure de trop, il est muté dans une zone rurale où il est chargé de résoudre
un meurtre, et se joint à une véritable chasse à l’homme. Il fait alors la
connaissance de Mary, la sœur de l’accusé, qui se révèle également être
aveugle…
Remarquablement bien dirigée, l’entrée d’Ida Lupino dans le film se
fait tout en douceur : on n’entend d’abord que sa voix, puis l’on
distingue son ombre dans le noir de sa maison ; on la voit ensuite de dos,
et, enfin, l’on nous montre ses yeux, faisant durer l’attente et le suspense,
renforçant le mystère de son personnage. Lupino incarne d’ailleurs sa Mary
Malden tout en subtilité : son regard est voilé, sa voix est douce et
apaisante. Sa fragilité apparente
contraste pourtant remarquablement bien avec sa volonté désespérée de protéger son frère, atteint de maladie
mentale, sur qui elle veille tant bien que mal. Comme souvent avec Lupino,
c’est sa complexité qui fait sa force, et ce personnage n’en manque certes pas.
Fragile mais déterminée, alternant les déplacements peu assurés d’une aveugle et
les gestes sûrs d’une femme qui connaît parfaitement les moindres recoins de
son environnement, l’actrice livre une performance des plus crédibles.
Personnage éminemment sympathique doublé d’une part de mystère, Mary Malden ne
peut que toucher le cœur du spectateur, mais également celui de Jim Wilson, qui
retrouvera une certaine plénitude à son contact.
N°3 : Lily Stevens dans Road House (La Femme aux
cigarettes)
Un film de Jean Negulesco (1948), avec Ida Lupino, Cornel Wilde, Richard
Widmark et Celeste Holm.
Son histoire : une jeune femme, Lily Stevens, est engagée
comme chanteuse dans un nightclub, et se retrouve bientôt au cœur d’un triangle
amoureux comprenant également le propriétaire et le manager du relais routier,
deux amis d’enfance…
C’est à un personnage « lupinien » par excellence que nous
avons affaire dans Road House :
femme mystérieuse, débarquant de nulle part dans ce petit nightclub / bowling /
relais pour les routiers de passage, Ida incarne une femme forte, immédiatement
fascinante.
Femme de spectacle, elle se démarque par sa chevelure blonde (ou
rousse, le noir et blanc n’aide pas à faire la distinction), ainsi que par ses
robes de soirée avantageuses, qui attirent tous les regards… et notamment ceux
des deux amis qui gèrent le bar, Pete (Cornel Wilde) et Jefty (Richard
Widmark). L’atmosphère pesante du film s’étend également à ces personnages,
tous deux incroyablement ambigus, tant et si bien que l’on ne sait pendant un
long moment lequel gagnera le cœur d’Ida Lupino… et par conséquent, quel sera
celui qui, par sa jalousie, cherchera à mener les deux autres à leur perte.
Dans Road House, film noir à l’atmosphère lourde typique
de ces « coins perdus » de l’Amérique profonde, Ida Lupino est la femme fatale - certes involontaire
-, dont l’arrivée déclenchera une lutte « fratricide » entre deux
hommes pour la conquérir. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle
incarne à merveille cette femme profondément indépendante, au passé obscur et
probablement malheureux, dont la mélancolie se retrouve dans ses chansons. Sexy
sans en faire trop, fredonnant de sa voix éraillée et s’accompagnant au piano
sur lequel elle a posé sa cigarette encore fumante, le personnage de Lily Stevens
ne peut que fasciner. Et, à mon sens, peu d’autres actrices auraient pu
l’interpréter aussi subtilement qu’Ida Lupino.
PS : note amusante, on retrouve dans Road
House le célèbre « Are you decent ? » à jamais associé à
Rita Hayworth dans Gilda, cette fois prononcé par Ida Lupino à
l’attention de Cornel Wilde. Référence, quand tu nous tiens…
N°2 : Helen Chernen dans The Hard Way
Un film de Vincent Sherman (1943), avec Ida Lupino, Joan Leslie et Dennis
Morgan.
Son histoire : Helen,
jeune femme ambitieuse et décidée à fuir une vie misérable, prend en main le
destin de sa sœur, en qui elle décèle un talent inné de danseuse / chanteuse,
et la pousse vers la gloire, sans se soucier du malheur qu’elle peut causer sur
son chemin.
Attention, attention : avec The
Hard Way, nous passons un échelon supérieur dans les performances d’Ida
Lupino – pour moi, elle mériterait même l’oscar de la meilleure actrice 1943...
Il faut dire que son personnage, complexe
à souhait, marque de son empreinte tout le film, malgré d’autres prestations de
qualité (Joan Leslie, qui joue sa sœur Katherine, et Dennis Morgan, qui
interprète Paul).
Abordons d’abord la facette sombre du personnage : Helen
Chernen est une femme malheureuse dans son mariage, désabusée par son existence
morne et sans intérêt, dans cette petite ville minière, sale et malodorante. Elle
voit pourtant l’opportunité d’une vie quand sa sœur Katie fait la rencontre
d’un duo d’acteurs de cabaret : poussant sa sœur dont elle devine le
talent inné dans les bras de l’un d’eux, elle en profite par là-même pour initier
son ascension vers les sommets. Liant son destin à celui de sa sœur, Helen
travaille dans l’ombre, en tant que manager de celle-ci, à faire progresser sa
carrière et à améliorer, toujours plus, leurs conditions de vie. Manipulatrice,
elle fait faire ce qu’elle veut à la douce et naïve Katie, qui elle, cherche
avant tout à danser, s’amuser et vivre une vie plus commode. Ce faisant, Helen
n’hésite pas à faire le malheur des autres autour d’elle, pourvu qu’elle en
tire un avantage : car oui, pour elle, la fin justifie bien les moyens… Et
peu importe les conséquences sur la carrière ou les sentiments des autres, même
s’ils les ont aidées. Helen trace son chemin de la seule manière qu’elle
connait : la manière forte…
Cependant, et c’est, a priori, extrêmement curieux, les autres
personnages, censés représenter les « gentils », ne suscitent pas
chez moi autant de sympathie que
l’Helen d’Ida Lupino. Car au fond, elle est (encore une fois !) intensément
humaine : dans son désir d’une vie meilleure, dans son ambition, dans son
amour pour sa sœur, dans son souhait de gagner l’amour de Paul… Alors qu’elle a
entraîné sa sœur dans une vie qu’elle ne souhaitait pas réellement, alors
qu’elle l’empêche de partir avec l’homme qu’elle aime, on se surprend pourtant
à espérer avec Ida Lupino : parce que, portant le film sur ses épaules,
elle réussit le tour de force d’être, au-delà d’une simple manipulatrice
égoïste, extrêmement touchante.
N°1 : Lana Carlsen dans They Drive by Night (Une femme
dangereuse)
Un film de Raoul Walsh (1940), avec Ida Lupino, George Raft, Humphrey
Bogart et Ann Sheridan.
Son histoire : Joe et
Paul Fabrini sont deux frères, routiers indépendants faisant face à de
multiples dangers. Non des moindres, Lana Carlsen, une femme mariée éperdument
amoureuse de Joe, va employer tous les moyens nécessaires pour attirer celui-ci
dans ses filets malgré ses refus répétés…
« Et Ida Lupino fut… ».
Oui, c’est bien sa performance dans They
drive by night, où Ida n’a pourtant qu’un second rôle, que je place en première
position de mon classement « lupinesque ». Parce qu’elle y est, en un
mot, une révélation. Au cours d’un
film, certes bon, mais jusque-là seulement
marqué par les turpitudes quotidiennes des camionneurs Humphrey Bogart
et George Raft, Ida Lupino vient apporter une touche autrement plus
intéressante, plus complexe, plus fascinante. Comme souvent, encore et
toujours…
Cette fois, Ida incarne la vraie, la toute puissante femme fatale : celle qui, pour
parvenir à ses fins, n’hésitera pas à tuer, à calomnier et à monter des
complots pour son seul intérêt, la « méchante » dans toute sa
splendeur… Cruelle mais non dénuée de sensibilité, vénéneuse à souhait en
épouse blasée et dégoûtée par son
mari, la manipulatrice et séductrice Lana Carlsen n’en est pas moins touchante
pour l’amour impossible qu’elle voue au personnage de George Raft, et dans son
désir presque désespéré d’user de toute son influence pour le rapprocher d’elle.
Mais c’est dans la dernière partie qu’Ida Lupino peut donner son
meilleur, dans une succession de scènes
très fortes, tout en symboles : le meurtre dans le garage, où l’on
devine l’idée qui germe dans son esprit en même temps que change l’expression
de son visage, et où son attitude, à la fois tremblante et déterminée, reflète
toutes ses émotions et nous donne l’impression de connaître ses moindres
pensées. La confrontation avec George Raft, ensuite, où espoir et fébrilité
laissent place à une colère désespérée, puis, à la toute fin, à une froideur
absolue. Le basculement dans la folie,
enfin, où frénésie et terreur irrationnelle se lisent sur son visage décomposé…
L’évolution du personnage de Lana et le travail de composition effectué par son interprète sont, à mon
sens, la grande réussite du film, et ce sont bien les images d’une Ida tour à
tour froide et exaltée qui me restent en mémoire lorsque je repense à They drive by night. Encore une
fois, c’est en incarnant un personnage voué au malheur qu’Ida Lupino a pu
montrer tout son talent dramatique…
Bravo pour cet hommage mérité à une belle actrice/réalisatrice, admirable aussi chez Aldrich et Peckinpah ; il faut également la saluer au côté de Gabin dans une tentative (plus ou moins réussie) d'acclimatation du "réalisme poétique" à Hollywood, avec cette Péniche de l'amour :
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et redécouvrir ses films de l'autre côté de la caméra, notamment l'intéressant Voyage de la peur, en compagnie d'un auto-stoppeur tueur en série, similaire et véritable (Billy Cook) matrice de Riders on the Storm des Doors, voire du court métrage de Morrison, HWY : An American Pastoral...