vendredi 20 mars 2015

TOP 5 : IDA LUPINO


Femme aux multiples talents, actrice, réalisatrice, scénariste ou encore productrice, Ida Lupino (1918 - 1995) a marqué de son empreinte de nombreux films noirs des années 1940 et 1950 en incarnant des héroïnes indépendantes, dont le caractère complexe révélait souvent autant de force que de fragilité. Elle reste pourtant encore trop peu connue aujourd’hui, une injustice flagrante que je me devais de réparer en proposant un classement de ses meilleures performances.


N°5 : Marie dans High Sierra (La Grande Évasion)



Un film de Raoul Walsh (1941), avec Ida Lupino et Humphrey Bogart.

Son histoire : Tout juste relâché de prison, le gangster Troy Earle est contacté pour effectuer un dernier « coup » dans un hôtel de Californie. Arrivé sur place, il rencontre ses deux acolytes et Marie, la femme qui les accompagne. Celle-ci développe une attirance pour Earle et, importunée par les autres hommes, se met sous sa protection et lie son destin au sien.

Dans High Sierra, Ida Lupino incarne une femme aux multiples facettes, bien plus complexe qu’il ne semble de prime abord, et qui, sans être au cœur de l’intrigue – centrée autour de Bogart et du braquage qu’il doit mener -, enrichit l’histoire et complète à merveille le jeu de son partenaire masculin.

Femme forte et courageuse, la Marie de Lupino n’a pas peur des hommes et des gangsters qui l’entourent. Indépendante, elle mène sa vie comme elle l’entend et refuse les avances des autres membres de la bande, entendant bien attacher sa vie à celui qu’elle aime – c’est-à-dire Bogart. Elle est aussi douce et aimante (se prenant d’une affection presque enfantine pour un chien errant), amoureuse, décidée et fidèle – mais seulement parce qu’elle le veut bien. Dans sa relation avec Bogart, loin de se laisser dominer, elle évite toute mièvrerie en dépit de situations où elle est en situation d’implorer. Elle domine ainsi sa rivale jouée par la douce Joan Leslie, qui tient pourtant la corde dans le cœur de Bogart, avide de repos et d’un futur sans histoire après une vie entière consacrée au crime.

Complément parfait de Bogart, Lupino dans High Sierra est son double, son pendant féminin, qui lui apporte l’équilibre dont il avait besoin – et par là même, dont le film avait besoin. Elle n’est pas une femme fatale (du moins, pas dans le sens premier du mot), bien au contraire : profondément humaine, elle rend le personnage de Bogart, par ricochet, également humain. C’est par le regard aimant de Lupino que le « bon » enfoui en Troy Earle est mis en valeur, et fait de lui un personnage suscitant l’empathie du spectateur.



N°4 : Mary Malden dans On Dangerous Ground (La Maison dans l'ombre)



Un film de Nicholas Ray (1952), avec Ida Lupino et Robert Ryan.

Son histoire : Jim Wilson est un policier dont les méthodes dures frisent avec l’illégalité. Après une bavure de trop, il est muté dans une zone rurale où il est chargé de résoudre un meurtre, et se joint à une véritable chasse à l’homme. Il fait alors la connaissance de Mary, la sœur de l’accusé, qui se révèle également être aveugle…

On Dangerous Ground est un savant mélange des genres, tenant du film noir dans une première partie nocturne et citadine (oh, cette musique au générique !), puis évoluant vers un film d’action à suspense dans une deuxième partie où la « chasse à l’homme » se fait en plein jour, dans les paysages enneigés de la campagne américaine. Ce n’est donc qu’au bout d’une trentaine de minutes qu’apparait Ida Lupino, et son personnage va entrer directement au cœur de l’intrigue : sœur de l’homme que tout le monde recherche pour l’assassinat d’une jeune femme, Mary Malden a également une particularité : elle est aveugle.

Remarquablement bien dirigée, l’entrée d’Ida Lupino dans le film se fait tout en douceur : on n’entend d’abord que sa voix, puis l’on distingue son ombre dans le noir de sa maison ; on la voit ensuite de dos, et, enfin, l’on nous montre ses yeux, faisant durer l’attente et le suspense, renforçant le mystère de son personnage. Lupino incarne d’ailleurs sa Mary Malden tout en subtilité : son regard est voilé, sa voix est douce et apaisante. Sa fragilité apparente contraste pourtant remarquablement bien avec sa volonté désespérée de protéger son frère, atteint de maladie mentale, sur qui elle veille tant bien que mal. Comme souvent avec Lupino, c’est sa complexité qui fait sa force, et ce personnage n’en manque certes pas. Fragile mais déterminée, alternant les déplacements peu assurés d’une aveugle et les gestes sûrs d’une femme qui connaît parfaitement les moindres recoins de son environnement, l’actrice livre une performance des plus crédibles. Personnage éminemment sympathique doublé d’une part de mystère, Mary Malden ne peut que toucher le cœur du spectateur, mais également celui de Jim Wilson, qui retrouvera une certaine plénitude à son contact.



N°3 : Lily Stevens dans Road House (La Femme aux cigarettes)



Un film de Jean Negulesco (1948), avec Ida Lupino, Cornel Wilde, Richard Widmark et Celeste Holm.

Son histoire : une jeune femme, Lily Stevens, est engagée comme chanteuse dans un nightclub, et se retrouve bientôt au cœur d’un triangle amoureux comprenant également le propriétaire et le manager du relais routier, deux amis d’enfance…

C’est à un personnage « lupinien » par excellence que nous avons affaire dans Road House : femme mystérieuse, débarquant de nulle part dans ce petit nightclub / bowling / relais pour les routiers de passage, Ida incarne une femme forte, immédiatement fascinante.
Femme de spectacle, elle se démarque par sa chevelure blonde (ou rousse, le noir et blanc n’aide pas à faire la distinction), ainsi que par ses robes de soirée avantageuses, qui attirent tous les regards… et notamment ceux des deux amis qui gèrent le bar, Pete (Cornel Wilde) et Jefty (Richard Widmark). L’atmosphère pesante du film s’étend également à ces personnages, tous deux incroyablement ambigus, tant et si bien que l’on ne sait pendant un long moment lequel gagnera le cœur d’Ida Lupino… et par conséquent, quel sera celui qui, par sa jalousie, cherchera à mener les deux autres à leur perte.

Dans Road House, film noir à l’atmosphère lourde typique de ces « coins perdus » de l’Amérique profonde, Ida Lupino est la femme fatale - certes involontaire -, dont l’arrivée déclenchera une lutte « fratricide » entre deux hommes pour la conquérir. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle incarne à merveille cette femme profondément indépendante, au passé obscur et probablement malheureux, dont la mélancolie se retrouve dans ses chansons. Sexy sans en faire trop, fredonnant de sa voix éraillée et s’accompagnant au piano sur lequel elle a posé sa cigarette encore fumante, le personnage de Lily Stevens ne peut que fasciner. Et, à mon sens, peu d’autres actrices auraient pu l’interpréter aussi subtilement qu’Ida Lupino.

PS : note amusante, on retrouve dans Road House le célèbre « Are you decent ? » à jamais associé à Rita Hayworth dans Gilda, cette fois prononcé par Ida Lupino à l’attention de Cornel Wilde. Référence, quand tu nous tiens…



N°2 : Helen Chernen dans The Hard Way



Un film de Vincent Sherman (1943), avec Ida Lupino, Joan Leslie et Dennis Morgan.

Son histoire : Helen, jeune femme ambitieuse et décidée à fuir une vie misérable, prend en main le destin de sa sœur, en qui elle décèle un talent inné de danseuse / chanteuse, et la pousse vers la gloire, sans se soucier du malheur qu’elle peut causer sur son chemin.

Attention, attention : avec The Hard Way, nous passons un échelon supérieur dans les performances d’Ida Lupino – pour moi, elle mériterait même l’oscar de la meilleure actrice 1943... Il faut dire que son personnage, complexe à souhait, marque de son empreinte tout le film, malgré d’autres prestations de qualité (Joan Leslie, qui joue sa sœur Katherine, et Dennis Morgan, qui interprète Paul).

Abordons d’abord la facette sombre du personnage : Helen Chernen est une femme malheureuse dans son mariage, désabusée par son existence morne et sans intérêt, dans cette petite ville minière, sale et malodorante. Elle voit pourtant l’opportunité d’une vie quand sa sœur Katie fait la rencontre d’un duo d’acteurs de cabaret : poussant sa sœur dont elle devine le talent inné dans les bras de l’un d’eux, elle en profite par là-même pour initier son ascension vers les sommets. Liant son destin à celui de sa sœur, Helen travaille dans l’ombre, en tant que manager de celle-ci, à faire progresser sa carrière et à améliorer, toujours plus, leurs conditions de vie. Manipulatrice, elle fait faire ce qu’elle veut à la douce et naïve Katie, qui elle, cherche avant tout à danser, s’amuser et vivre une vie plus commode. Ce faisant, Helen n’hésite pas à faire le malheur des autres autour d’elle, pourvu qu’elle en tire un avantage : car oui, pour elle, la fin justifie bien les moyens… Et peu importe les conséquences sur la carrière ou les sentiments des autres, même s’ils les ont aidées. Helen trace son chemin de la seule manière qu’elle connait : la manière forte

Cependant, et c’est, a priori, extrêmement curieux, les autres personnages, censés représenter les « gentils », ne suscitent pas chez moi autant de sympathie que l’Helen d’Ida Lupino. Car au fond, elle est (encore une fois !) intensément humaine : dans son désir d’une vie meilleure, dans son ambition, dans son amour pour sa sœur, dans son souhait de gagner l’amour de Paul… Alors qu’elle a entraîné sa sœur dans une vie qu’elle ne souhaitait pas réellement, alors qu’elle l’empêche de partir avec l’homme qu’elle aime, on se surprend pourtant à espérer avec Ida Lupino : parce que, portant le film sur ses épaules, elle réussit le tour de force d’être, au-delà d’une simple manipulatrice égoïste, extrêmement touchante.



N°1 : Lana Carlsen dans They Drive by Night (Une femme dangereuse)



Un film de Raoul Walsh (1940), avec Ida Lupino, George Raft, Humphrey Bogart et Ann Sheridan.

Son histoire : Joe et Paul Fabrini sont deux frères, routiers indépendants faisant face à de multiples dangers. Non des moindres, Lana Carlsen, une femme mariée éperdument amoureuse de Joe, va employer tous les moyens nécessaires pour attirer celui-ci dans ses filets malgré ses refus répétés…

« Et Ida Lupino fut… ». Oui, c’est bien sa performance dans They drive by night, où Ida n’a pourtant qu’un second rôle, que je place en première position de mon classement « lupinesque ». Parce qu’elle y est, en un mot, une révélation. Au cours d’un film, certes bon, mais jusque-là seulement  marqué par les turpitudes quotidiennes des camionneurs Humphrey Bogart et George Raft, Ida Lupino vient apporter une touche autrement plus intéressante, plus complexe, plus fascinante. Comme souvent, encore et toujours…

Cette fois, Ida incarne la vraie, la toute puissante femme fatale : celle qui, pour parvenir à ses fins, n’hésitera pas à tuer, à calomnier et à monter des complots pour son seul intérêt, la « méchante » dans toute sa splendeur… Cruelle mais non dénuée de sensibilité, vénéneuse à souhait en épouse blasée et dégoûtée par son mari, la manipulatrice et séductrice Lana Carlsen n’en est pas moins touchante pour l’amour impossible qu’elle voue au personnage de George Raft, et dans son désir presque désespéré d’user de toute son influence pour le rapprocher d’elle.

Mais c’est dans la dernière partie qu’Ida Lupino peut donner son meilleur, dans une succession de scènes très fortes, tout en symboles : le meurtre dans le garage, où l’on devine l’idée qui germe dans son esprit en même temps que change l’expression de son visage, et où son attitude, à la fois tremblante et déterminée, reflète toutes ses émotions et nous donne l’impression de connaître ses moindres pensées. La confrontation avec George Raft, ensuite, où espoir et fébrilité laissent place à une colère désespérée, puis, à la toute fin, à une froideur absolue.  Le basculement dans la folie, enfin, où frénésie et terreur irrationnelle se lisent sur son visage décomposé…

L’évolution du personnage de Lana et le travail de composition effectué par son interprète sont, à mon sens, la grande réussite du film, et ce sont bien les images d’une Ida tour à tour froide et exaltée qui me restent en mémoire lorsque je repense à They drive by night. Encore une fois, c’est en incarnant un personnage voué au malheur qu’Ida Lupino a pu montrer tout son talent dramatique…




1 commentaire:

  1. Bravo pour cet hommage mérité à une belle actrice/réalisatrice, admirable aussi chez Aldrich et Peckinpah ; il faut également la saluer au côté de Gabin dans une tentative (plus ou moins réussie) d'acclimatation du "réalisme poétique" à Hollywood, avec cette Péniche de l'amour :
    https://plus.google.com/106170379069349876855/posts/339qJ6ciUtK
    et redécouvrir ses films de l'autre côté de la caméra, notamment l'intéressant Voyage de la peur, en compagnie d'un auto-stoppeur tueur en série, similaire et véritable (Billy Cook) matrice de Riders on the Storm des Doors, voire du court métrage de Morrison, HWY : An American Pastoral...

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