dimanche 22 février 2015

THE RED SHOES – Les Chaussons rouges


Titre original : The Red Shoes
Titre français : Les Chaussons rouges
Réalisation : Michael Powell et Emeric Pressburger
Genre : Drame
Durée : 133 minutes
Date de sortie : 6 septembre 1948 (Royaume-Uni)
Casting :
Moira Shearer : Victoria " Vicky" Page
Anton Walbrook : Boris Lermontov
Marius Goring : Julian Craster
Ludmila Tcherina : Irina
Leonide Massine : Grischa Ljubov
Robert Helpmann : Ivan Boleslawsky


L’HISTOIRE

Une jeune danseuse poursuit son rêve en intégrant une prestigieuse compagnie de ballet, mais se voit bientôt écartelée entre son amour pour la danse et sa dévotion pour l’homme qu’elle aime.


Dance she did, and dance she must - between her two loves


L’AVIS DE FU MANCHU

Michael Powell et Emeric Pressburger, les réalisateurs de The Red Shoes, sont connus et célébrés pour leur collaboration fructueuse qui a nous a donné, entre autres, des productions comme  A Matter of Life and Death (1946)
ou Black Narcissus (1947). Avec The Red Shoes, leur ambition est, d’une certaine manière, encore plus forte puisqu’ils vont introduire des séquences de danse dans leur œuvre et même créer de toutes pièces un ballet, dit des Chaussons Rouges, pour en faire le cœur de leur intrigue. Ils se sont d’ailleurs pour cela entourés de danseurs et chorégraphes professionnels qui ont une place importante dans le film – Leonide Massine et Robert Helpmann, notamment -, et ont confié le rôle principal, non pas à une actrice établie comme, par exemple, cela a été le cas pour Natalie Portman dans Black Swan (2010), mais à une jeune ballerine écossaise : Moira Shearer.


The Red Shoes est avant tout une ode à la création artistique, et c’est ce que montre la première partie du film, en retraçant la genèse du ballet des Chaussons Rouges et en suivant le destin de deux jeunes gens passionnés par leur art : la ballerine Victoria Page (Moira Shearer) et le compositeur Julian Craster (Marius Goring). Tous deux, portés par leur idéal artistique et par leur volonté d’assouvir leur rêve, vont intégrer la prestigieuse compagnie de ballet dirigée par Boris Lermontov (Anton Walbrook) et vont collaborer sur un nouveau projet, Les Chaussons Rouges, inspiré par le (véritable) conte d’Andersen du même nom : lui en composera la musique, elle en sera la vedette et danseuse principale.

Après plus d’une heure de film arrive donc le moment fort, la première représentation de ce ballet des Red Shoes qui a occupé l’esprit de nos personnages pendant toute la première partie, jusqu’à en devenir une obsession, une raison de vivre. Et nous, spectateurs, qui avons vu le projet prendre forme avec les principaux protagonistes, ayant vécu avec eux leurs espoirs, leurs doutes et leurs peines, sommes d’autant plus disposés à en découvrir, enfin, le résultat.
Et c’est ce qui fait la réussite, non seulement de ces 15 minutes de ballet, mais aussi du film tout entier : l’on est comme happé par le spectacle proposé, qui ne se contente pas d’en faire une simple représentation de ballet mais une véritable œuvre cinématographique, mélangeant plans « classiques » de la scène et plongées dans l’univers de la danseuse, qui est comme habitée par son personnage dans des décors oniriques confinant au fantastique.



Visuellement, donc, le film est excellent, impression renforcée pour moi puisque j’ai pu le voir en version restaurée, et la qualité d’image est vraiment exceptionnelle pour un film de 1948. On ne peut qu’être emporté par la beauté des décors, que ce soit pour les scènes de ballet ou pour les plans d’extérieur, tant dans le Londres ou le Paris d’après-guerre que sous l’éclatant soleil de Monte Carlo, où se déroule une grande partie de l’intrigue. En parlant de beauté éclatante, la plus grande bénéficiaire de cette qualité visuelle reste sans conteste la sublime Moira Shearer – la première fois que je l’ai vue j’ai failli partir à la renverse -, dont la flamboyante chevelure rousse se marie si magnifiquement avec la couleur diabolique de ces chaussures légendaires.



Légendaire, oui, parce qu’il faut bien revenir sur l’intrigue de ce ballet et la signification de ces chaussons rouges. The Red Shoes, c’est d’abord un conte de Hans Christian Andersen. Comme expliqué dans le film, il raconte l’histoire d’une jeune fille qui, irrésistiblement attirée, acquiert des souliers rouges conçus par le cordonnier démoniaque de la ville : elle dansera, encore et encore, d’abord avec plaisir puis jusqu’à l’épuisement et, finalement, la mort – oui, Andersen est assez morbide...
Dans le film, les deux intrigues se rejoignent et se confondent lors du ballet, et la destinée de Vicky se rapproche de plus en plus de celle de l’héroïne qu’elle incarne. Sa passion pour la danse a été comblée grâce aux Chaussons Rouges, comme dans le conte où l’héroïne danse tout son saoul. Mais vient un moment où le ballet dont elle est la star ne la laisse plus exister par elle-même : elle est destinée à danser encore et encore The Red Shoes, y consacrer entièrement sa vie. Ce qui, selon Lermontov, le mentor de Vicky et seul dépositaire des droits de la pièce, est incompatible avec son amour pour Julian Craster : Lermontov, tel le cordonnier du conte, la poussera donc éternellement à remettre les chaussons rouges, forçant Vicky à faire un choix impossible entre ses deux amours...

Anton Walbrook, qui interprète Lermontov, livre d’ailleurs une prestation très solide et capte bien toute la complexité dramatique de son personnage. Génie absolu aux créations merveilleuses, c’est un passionné, obnubilé par son art, et qui réclame la même implication absolue à ses interprètes, notamment envers Vicky : il la regarde avec tellement de ferveur qu’on en vient à se demander s’il pense seulement à en faire la plus grande danseuse de tous les temps, ou s’il n’a pas en plus des sentiments pour elle. Froid et calculateur, il est en cela opposé au bouillant jeune compositeur Julian Craster, joué par Marius Goring. Si celui-ci retranscrit particulièrement bien la passion de son personnage pour la musique et la fougue qui l’anime, il est tout de même dominé par le charisme manipulateur de Lermontov, qui usera de toute son influence pour empêcher sa romance avec Vicky.
Quant à Moira Shearer (Vicky Page), elle illumine véritablement le film par son charme fou et ses qualités de danseuse qui rendent sa performance si crédible – au moins, cela évite d’abuser de plans serrés où l’on se demande toujours si c’est bien l’actrice que l’on voit ou sa doublure. En tant qu’actrice, Shearer a su retransmettre les émotions vécues par une jeune femme désireuse de devenir ballerine professionnelle : tour à tour pleine d’espoirs puis de frustrations, séductrice puis bornée, joyeuse puis torturée, elle délivre une très belle performance, assez exceptionnelle d’ailleurs pour une novice en la matière – ce qui témoigne également de la qualité des réalisateurs concernant la direction des acteurs.



Conclusion

Powell et Pressburger ont donc fait un excellent travail sur ce film, certainement pour moi leur meilleure collaboration : plus ambitieuse, plus flamboyante, plus novatrice dans la manière de filmer le ballet et de l’incorporer à une production cinématographique pour en faire une œuvre à part entière. Visuellement, The Red Shoes est un chef d’œuvre et, symboliquement, il évoque à merveille la passion que suscite un art comme le ballet, de même que, finalement, la folie inhérente à tout génie artistique qui peut se révéler autant créatrice que destructrice.


NOTE : 8,5/10




mercredi 18 février 2015

WUTHERING HEIGHTS – Les Hauts de Hurlevent



Réalisation : William Wyler
Société de production : Samuel Goldwyn
Scénario : Charles MacArthur, Ben Hecht et John Huston, d’après le roman d’Emily Brontë
Musique : Alfred Newman
Photographie : Gregg Toland
Genre : Drame romantique
Durée : 104 min
Date de sortie : 24 mars 1939 (USA)
Casting :
Laurence Olivier : Heathcliff
Merle Oberon : Catherine Earnshaw
David Niven : Edgar Linton
Flora Robson : Ellen Dean
Geraldine Fitzgerald : Isabella Linton
Hugh Williams : Hindley Earnshaw



L’HISTOIRE

Pris dans une tempête de neige, un voyageur trouve refuge dans le manoir des Hauts de Hurlevent. La vieille gouvernante lui raconte l’histoire du maître des lieux, Heathcliff. Quarante ans plus tôt, celui-ci, enfant des rues, est recueilli par Mr Earnshaw, qui l’élève comme un fils, aux côtés de ses propres enfants : un garçon, Hindley, et une fille, Cathy. Si Hindley fait de lui son souffre-douleur, Cathy et Heathcliff deviennent vite inséparables…



L’AVIS DE GENERAL YEN

Sorti en 1939, l’année bénie du cinéma classique américain (Scarlett O’Hara likes this sentence), Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) est l’adaptation cinématographique la plus célèbre du roman éponyme d’Emily Brontë (publié en 1847). Comme souvent lorsqu’il s’agit d’adaptations d’œuvres littéraires au cinéma, le scénario du film s’éloigne quelque peu du roman en snobant sa seconde partie, et donc la seconde génération de personnages. Ce choix en rebutera sûrement certains, mais pour ma part, je pense qu’un film se doit d’être concis dans son propos. Se concentrer sur l’histoire des personnages les plus fascinants, Heathcliff et Catherine, évite l’écueil d’une adaptation fidèle : un film d’une heure trente trop chargé ou un film de quatre heures interminable (Scarlett O’Hara dislikes this).

De fait, je trouve le scénario du film bien ciselé. Wuthering Heights s’ouvre sur un flashback, procédé que j’affectionne : la servante Helen (Flora Robson) confie en témoin privilégié de l’histoire ses souvenirs à un voyageur de passage, égaré dans la tempête. Les premières minutes placent le contexte : on comprend où l’on est – le nom de l’endroit est justifié par l’image – et pourquoi – un récit va nous être conté, et on va en apprendre plus sur l’étrange hôte des lieux. Dès le départ, la réalisation de William Wyler nous indique le projet artistique de l’œuvre : le gothique, alliant landes désolées et personnages hantés ; et le romantique, qui combine bouleversement des éléments et des âmes. Ces éléments se retrouvent dans les événements qui nous sont rapportés par la vieille gouvernante.

L’histoire de Wuthering Heigths est celle, classique, des amants maudits. Mais contrairement à des Roméo et Juliette, qui s’aimaient d’amour pur, subissaient la haine de leurs familles et jouaient de malchance, on a ici affaire à des personnages extrêmement complexes qui sont les premiers responsables de leurs tourments : Heathcliff et Cathy.

“I dreamt I was in heaven and heaven didn’t seem to be my home.”

Heathcliff, interprété par Laurence Olivier, est un héros/anti-héros passionnant. Enfant trouvé dans les rues d’une grande ville par Mr Earnshaw, qui le ramène à Wuthering Heights pour l’élever, il est d’origine incertaine, probablement gitane. Ses origines modestes lui sont rappelées constamment par son entourage, qui ne voit en lui qu’un garçon d’écurie. De par son caractère, Heathcliff est le prototype du héros tourmenté, qui oscille constamment entre le désir de revanche que lui susurre son ressentiment, et la quête de liberté, à savoir l’évasion, le départ vers un monde meilleur pour lui. Laurence Olivier s’est grimé pour faire plus « gypsy » et ça marche : il incarne totalement son personnage. On en oublierait presque que l’acteur nous fait du Olivier vu et revu (à savoir, avouons-le, des regards d’une puissance folle et des afflux de charisme à chaque mot prononcé). En bref, une très grande performance pour la très riche année 1939.



Avant tout, plus que tout, Heathcliff est un passionné. Et l’objet de sa passion est la fille de Mr Earnshaw, Catherine, alias Cathy, jouée par Merle Oberon. Mais la romance des deux jeunes gens se heurte à leurs contradictions. Cathy aspire à deux destins contraires qu’elle tente désespérément de concilier : d’un côté, la liberté absolue, désir qu’elle partage avec Heathcliff et qu’elle découvre, enfant, en jouant avec lui, puis adulte, dans son amour pour lui ; de l’autre, l’ascension sociale, la soif de richesse, de bien-être et de sécurité matérielle, que Heathcliff ne pourra jamais lui offrir. Une scène magnifique nous dévoile son dilemme, quand après avoir retrouvé son amant sur le sommet de la colline rocailleuse dont ils ont fait leur refuge, elle s’exclame, en entendant une musique lointaine :

“That’s what I want. Dancing and singing in a beautiful world. And I’m going to have it!”

Merle Oberon trouve probablement ici le rôle de sa vie. Incarner la séduisante mais caractérielle Cathy Earnshaw n’est certainement pas chose aisée. Non seulement parce que face à Olivier, monstre de charisme, elle risque de se faire manger toute crue, mais aussi parce qu’un tel rôle d’héroïne littéraire amène a posteriori des comparaisons avec l’indomptable Scarlett O’Hara que Vivien Leigh a formidablement bien joué la même année (l’anecdote qui tue : Vivien Leigh était réclamée par Olivier pour jouer Cathy). Sauf que, loin de céder, Merle donne une version de Cathy Earnshaw difficilement égalable : grâce à une interprétation qui fait la part belle à la force de caractère de la jeune femme, c’est elle, plus que Laurence Olivier, qui parvient le mieux à dévoiler la relation d’amour/haine qui unit et sépare les deux héros. Elle est crédible dans sa froideur juste après avoir été chaleureuse. Elle fait preuve d’une grande classe dans ses atours de lady, avant de parcourir la lande dépenaillée les cheveux au vent dès la scène suivante. Tel un Dr Jekyll/Mr Hyde au féminin, Merle Oberon transcrit alternativement sur son visage et par sa voix ces deux états qui habitent l’âme de Cathy : froideur, classe, beauté et résolution contre joie, salissures, charme et insouciance.




Les deux acteurs, parait-il, ne s’entendaient pas pendant le tournage. Et pourtant, chacun mû par son propre charisme et donnant toute sa force à son personnage, ils parviennent à bâtir une alchimie électrique entre Heathcliff et Cathy. En témoigne la scène admirable du bal –classique indémodable que l’on retrouve aussi bien chez Jane Austen que chez Margaret Mitchell : une série de plans nous les montre l’un puis l’autre, découvrant la présence de l’être aimé/haï. La séquence, rythmée par une partition de piano frénétique, est mythique pour ces regards intenses échangés au cours d’interminables secondes, où une tension extrême est palpable.

Autre atout du film, sa photographie. Ceux qui suivent ce blog savent que je salive dès que l’on m’offre une ambiance d’une beauté grandiose et sombre. C’est encore le cas ici. Ce n’est pas un hasard si le chef opérateur Gregg Toland (à qui l’on doit également l’esthétique de Citizen Kane) a obtenu un oscar pour son travail sur Wuthering Heights. Pour coller à l’atmosphère romantico-gothique du roman, le noir et blanc est joliment contrasté. De la sorte, les décors des paysages sont sublimés malgré l’absence de couleur. Les noirs et les blancs prononcés sont les révélateurs de l’état d’esprit des personnages. Aussi Cathy se pare-t-elle de blanc, couleur de pureté, lorsqu’elle choisit de faire partie de la société « bien née », tandis que le noir domine ses habits quand elle préfère la voie plus déviante qui la mène vers Heathcliff. Pour couronner le tout, la musique d’Alfred Newman est sublime et confère au film une vraie force romantique.


Conclusion

Quoique la sortie la même année du mythique Autant en emporte le vent lui fasse de l’ombre, Wuthering Heights est une excellente adaptation du roman d’Emily Brontë. C’est un classique authentique, qui à l’aide d’une photographie irréprochable recrée une ambiance aux tonalités envoutantes. Surtout, porté par un duo d’acteurs au sommet, le film nous offre un couple d’amants à la personnalité ambiguë et fascinante, emportés dans le tourbillon de leur passion qui balaye les Hauts de Hurlevent.


NOTE : 9/10