Ce qui marque le
spectateur en premier chez Loretta Young (1913-2000), ce sont ses yeux. De
grands yeux clairs qui sont les perles d’une beauté précoce qui, adolescente,
donnait déjà la réplique, si l’on peut dire, au monstre sacré du muet qu’était
Lon Chaney. Ce regard, Loretta Young l’a cultivé, tantôt pour dénoter la
naïveté réjouissante de personnages à l’âme innocente pris dans l’engrenage du destin,
tantôt pour accentuer la satisfaction de la belle allumeuse réussissant à
prendre une proie dans ses filets. Et cela n’est jamais tant visible qu’au
début de la carrière de l’actrice, quand l’époque (la Grande Dépression), l’ère
du cinéma en cours (la période Pré-Code), des réalisateurs inspirés (Wellman,
Borzage) et son talent se sont donnés rendez-vous pour créer une étoile dans un
univers et une atmosphère à la fois réalistes et poétiques, cruels et
chaleureux.
Midnight Mary, la complainte d’une fille brisée
VF : Rose de minuit. Un film de
William A. Wellman (1933), avec Loretta Young, Franchot Tone, Ricardo Cortez et
Una Merkel.
L’histoire :
Alors qu’elle attend le verdict de son procès, une jeune femme se remémore sa
vie difficile et les événements qui l’ont conduite devant les jurés.
Evidemment. La
première chose d’elle que le film montre, c’est son regard. Mais qui se cache
derrière ces yeux brillants ? Son apparence policée va peu à
peu laisser entrevoir puis dévoiler la déchirure que fut la vie d’une
femme que le destin n’aura pas épargnée, mais que tous ses malheurs rendront
plus forte. Un personnage peu évident à interpréter, et auquel Loretta Young va
donner corps avec sa patte unique de subtilité.
Le titre français
comme l'américain sont dans le vrai en marquant Midnight Mary du sceau des
ténèbres, mais de ténèbres délicates. La part sombre du film, c’est la cruauté
du milieu où évolue la protagoniste, Mary, un milieu hanté par des gangsters
bien apprêtés qui semblent offrir un sort plus enviable à cette jeune fille en quête de stabilité que le
chômage et la rue d’une ville inquiétante.
Mais dans cet
univers macho très wellmanien, sublimé
par une mise en scène parfaite (excellents cadrages, plans fixes sur Loretta,
atmosphère sombre, symbolique de chaque détail dans les scènes pivots), l’ultrasensuelle
Mary se bat avec ses armes et surtout sa détermination pour s’en sortir. La
candeur apparente de Loretta offre un contraste saisissant avec les actions
courageuses de son personnage, paradoxe que l’actrice résout grâce à son jeu
nuancé, alternant séduction effrontée et charme sincère, calcul opportuniste et
effort désintéressé, donnant une cohérence d’une grande subtilité à l’œuvre. La
fragilité de son apparence ne met que mieux en valeur la force de son
caractère.
Man’s Castle, poésie de
la pauvreté ordinaire
VF : Ceux de la zone. Un film de
Frank Borzage (1933), avec Loretta Young et Spencer Tracy.
L’histoire :
Une jeune femme errant sans le sou est recueillie par un homme débrouillard et tout
aussi pauvre, puis apprend à vivre avec lui dans le bidonville qui lui sert de
point d’attache.
Ce film constitue
en lui-même un petit miracle : à caractère « social », il
parvient à dépeindre l’existence misérable d’un couple de sans-abris avec un
optimisme ardent, porté par les deux personnages : lui enjolive le campement
de fortune qui constitue leur foyer, elle a littéralement foi en lui, qu’elle
regarde avec dévotion et une ferveur quasi religieuse.
Man’s Castle est porté à bout de bras par deux éléments
qui, s’ils étaient de moindre qualité, nous laisseraient un produit plutôt
ennuyeux : une réalisation épurée, simple et authentique, qui doublée d’une
bande-son adaptée confère au film un romantisme poétique ; et un couple d’acteurs
en osmose parfaite, entre un Spencer Tracy dur à cuire, plein de défauts, mais
généreux et tendre, et une Loretta Young en mode femme au foyer travailleuse,
pleine d’espoirs et qui constitue un véritable socle sur lequel son homme peut
se reposer.
Si Spencer Tracy
joue la partition la plus remarquée, à juste titre, Loretta est dans ce film
une fabuleuse étoile qui brille de toutes ses forces, et sans qui le résultat
serait bien terne. Sa sensibilité contraste avec la virilité de Tracy, et sa
capacité à émouvoir est à son optimum, en particulier dans cette scène où ils
se tiennent un dialogue existentiel, lui allongé sur le lit, sous la fenêtre du
toit ouverte, elle accoudée à la charpente et regardant le ciel. Je ne sais pas
si une actrice a jamais été aussi charismatique dans son silence que Loretta à
cet instant. Il faut dire que les paroles philosophiques d’un Tracy inspiré
aident au charme du moment…
Born to Be Bad, la
vertu de la pécheresse
Un film de Lowell Sherman (1934), avec Loretta
Young et Cary Grant.
L’histoire :
Une jeune mère s’amuse à manipuler les hommes pour vivre, et élève son fils
seule en lui inculquant des principes très peu éthiques. Elle va jusqu’à l’utiliser
pour tenter d’escroquer un homme aisé et bien intentionné, mais constituant une
proie trop facile pour cette séductrice…
Avec Born to Be Bad, nous voilà dans
le cinéma de l’ère Pré-Code le plus
typique, avec une héroïne en petite tenue qui fume à tout bout de champ, mangeuse
d’hommes, aux valeurs morales pour ainsi dire bien peu chrétiennes, et qui élabore
des stratagèmes tous aussi tordus les uns que les autres pour gagner de l’argent
ou garder son fils auprès d’elle. Il va sans dire qu’un tel personnage est
passionnant à voir évoluer (et à voir réussir dans ses machinations !), d’autant
qu’il est interprété par une Loretta Young en pleine forme.
Car Loretta fait
le film à elle toute seule, et ce n’est pas un jeune Cary Grant maigrichon qui
va se mettre en travers de son énergie charismatique. En deux tours de main, le
voilà pris par le charme vénéneux d’une actrice qu’on a eu bien tort de cantonner
à des rôles « calmes », quoique très réussis, quand l’on voit le
résultat volcanique ici. Quand bien même, comme on l’a vu dans les paragraphes précédents, elle est excellente dans des jeux de sensualité candide ou discrète, elle parait métamorphosée
dans Born to Be Bad, et son
charme un peu « canaille » n’est pas sans rappeler la capacité de
séduction de Barbara Stanwyck dans BabyFace (!), voire l’explosivité de Jean Harlow dans Red-Headed Woman (!!).
Dans la fin du
film, l’actrice réussit même un tour de force en enchaînant des scènes qu’elle
domine de la tête et des épaules, tout en contrastant son jeu en apportant à
son (anti-)héroïne la touche d’humanité bien dosée qui achève de nous mettre de
son côté.
- Platinum Blonde (1931), de Frank Capra,
avec Jean Harlow et Robert Williams : voir aussi ici ; un joli second rôle, qui ne vaut pas les
prestations de Harlow et surtout de Williams dans ce film réussi. Mais il donne
à voir comment un réalisateur pouvait utiliser à dessein le charisme physique
de ses actrices (et Capra est un spécialiste, revoyez tous ses films avec
Barbara Stanwyck), en témoigne ici le pouvoir d’attraction de la
beauté « mignonne » de Loretta, filmée en opposition totale avec
celle de Jean Harlow, plus sexy et envahissante.
- Employees’ Entrance (1933), de Roy Del
Ruth, avec Warren William : vous pouvez vous reporter à cet article, plus
détaillé. C’est l’un de mes films préférés de Loretta, dont le personnage offre
tour à tour des démonstrations de naïveté (toujours joliment amenée) et des
touches d’absence de scrupules (il faut bien vivre !), qui rendent cette
jeune fille bien attachante, dans un film cependant dominé par la présence de
Warren William en patron omnipotent.
- Zoo in Budapest (1933), de Rowland V.
Lee, avec Gene Raymond : là encore, la poésie de la réalisation crée un climat
« hors du temps » autour des personnages. On retrouve le schéma de la
pauvrette qui aurait bien besoin d’une main secourable. Le charme de la Loretta
innocente joue à plein.
- Ladies in Love (1936), de Edward H.
Griffith, avec Janet Gaynor, Constance Bennett, Simone Simon : un scénario
moralement daté, mais la fraîcheur de chacune des quatre protagonistes, parmi
lesquelles brille une Loretta naturellement plus charismatique, emporte
l’adhésion, d’autant que le choix de Budapest (encore !) comme lieu du
film rappelle quelques pépites.
- A Night to Remember (1942), de Richard
Wallace, avec Brian Aherne : un sommet de comédie remplie d’humour noir, où le
couple de détectives amateurs Young / Aherne est non seulement en symbiose mais
rivalise qui plus est de répliques et de gestes tous plus drôles les uns que
les autres. Un je-ne-sais-quoi de déjà-vu cependant.
- The Farmer’s Daughter (1947), de H. C.
Potter, avec Joseph Cotten : le rôle de fille de paysans suédois, femme de
chambre propulsée politicienne, qui a valu à Loretta Young un Oscar. Certainement
pas son plus grand rôle, mais reconnaissons quand même que derrière les bons
sentiments à foison, le film est très divertissant. L’actrice parvient à
donner la dose de crédibilité suffisante pour passer un bon moment, d’autant
que son charme est toujours aussi puissant, et sa capacité à faire rire et à
émouvoir également. Le fleuron de la deuxième partie de carrière d’une Loretta
désormais beaucoup plus sage que dans ses vertes années Pré-Code.