A l’aube des
années vingt, en Suède, un acteur-réalisateur du nom de Victor Sjöström est
au sommet de son art. Avec d’autres prodiges, tels le cinéaste Mauritz Stiller
ou le chef opérateur Julius Jaenzon, les maîtres suédois donne au cinéma
muet naissant quelques-unes de ses plus belles lettres de noblesse. Courtisé
par Hollywood, Sjöström donnera bientôt aux Américains quelques perles, avec l’aide
d’interprètes d’une expressivité rare comme Lon Chaney et Lillian Gish.
Fabuleux révélateur de la profondeur de l’âme humaine, son cinéma est un art où
les émotions et les sentiments transpirent par les regards et les gestes des
acteurs, et où une esthétique sombre d’une étonnante beauté donne un sens, une
revendication, une signature à l’action. Voici quatre films parmi les plus
grands signés du maître.
Körkarlen, la mort rend visite aux vivants
Un film de Victor Sjöström (1921), avec Victor
Sjöström, Hilda Borgström, Tore Svennberg et Astrid Holm.
L’œuvre riche de
la romancière suédoise Selma Lagerlöf
a inspiré une grande partie des chefs d’œuvre de l’âge d’or du cinéma suédois, comme
Le trésor d’Arne et La légende de Gösta Berling de
Mauritz Stiller, et La charrette
fantôme (Körkarlen en VO)
de Victor Sjöström. Le cinéaste, qui joue également le rôle principal, signe
ici un conte noir, fantastique, et pourtant ancré dans une réalité très
présente, celle de la misère.
A la
Saint-Sylvestre, une jeune femme de l’Armée du Salut, mourante, demande à voir
un ancien protégé, David Holm, un ivrogne. Celui-ci, assis dans un cimetière,
évoque avec des compagnons d’infortune une légende selon laquelle le dernier
homme à mourir dans l’année est condamné à servir la Mort, en conduisant
pendant une année la charrette de la Mort. Quand Holm refuse de se rendre au
chevet de la mourante, ses compagnons le querellent et ils se battent. Quelques
instants avant que minuit ne sonne, David Holm meurt.
Körkarlen est un film visuellement saisissant. Les
plans figurant la charrette fantôme et son cocher, faits au moyen de
surimpressions, sont particulièrement réussis et étonnamment modernes pour
l’époque. Les scènes fantastiques du film lui donnent une aura sombre,
mystérieuse et envoûtante, mais peu effrayante : le rythme lent et
l’absence de violence du fantôme en font plus un messager implacable du destin
qu’une menace réelle. En revanche, la description de la vie quotidienne dans ces
rues sordides, ce cimetière, ces intérieurs misérables, entretiennent un
malaise bien plus grand. Par ailleurs le film explore les méandres du caractère
de David Holm : ses choix et ses motivations sont passés au crible de la morale
chrétienne, permettant à Sjöström de montrer également ses talents d’acteur en
homme au bout du rouleau, fautif et pourtant suscitant la pitié.
He Who Gets Slapped, la complainte
du clown
Un film de Victor Sjöström (1924), avec Lon
Chaney, Norma Shearer et John Gilbert.
Il est rejeté
par tous, ses pairs, sa femme : tous se sont ligués contre lui. Lui, c’est
« Celui qui reçoit des claques », He,
who gets slapped. Tous au cirque ne le connaissent que sous ce sobriquet,
« He ». Autrefois, c’était un scientifique qui ambitionnait de
révolutionner son champ de recherche. Mais, trahit par son mécène et sa femme,
il s’est vu moqué en public par ses collègues, après avoir été giflé par l’homme
qui lui a volé son triomphe. Cette humiliation, il la reproduit depuis en tant
que clown, et chaque soir il provoque l’hilarité du public en recevant claque
après claque.
« He »
est incarné par Lon Chaney,
« l’homme aux mille visages », qui fait de ce personnage torturé, mais
captivant et non dénué d’héroïsme, une incarnation de la souffrance morale et
de la résignation. Les génies combinés de Chaney et Sjöström subliment ce récit
tragique en lui apportant une splendeur visuelle, qui expose aux yeux de tous
l’injustice qui peut être commise par les hommes, et l’impact fatal que
celle-ci peut produire sur l’âme d’un être excessivement humain.
Mention spéciale
pour Norma Shearer, qui montre dans
ce film quelle profondeur on peut donner à une ingénue par un jeu d’actrice
subtilement dosé.
The
Scarlet Letter, la
marque de l’infamie
Un film de Victor Sjöström (1926), avec
Lillian Gish et Lars Hanson.
Récit célèbre
régulièrement porté à l’écran (la dernière fois en 1995), The Scarlet Letter (La
lettre écarlate) conte les déboires d’Hester Prynne (Lillian Gish), une
jolie jeune femme confrontée aux mœurs puritaines d’un village de
Nouvelle-Angleterre au 17ème siècle. L’attitude
« pécheresse » d’Hester lui vaut d’être condamnée à porter sur ses habits
l’infâme « A » rouge (pour « adultère »), malgré les
efforts du très influent révérend Dimmesdale (Lars Hanson), qui s’est épris d’elle.
Lars Hanson, le génial interprète de Gösta Berling,
frappe encore après avoir émigré aux Etats-Unis, tel une Greta Garbo ou Victor
Sjöström lui-même. Le révérend Dimmesdale n’est pas sans rappeler le pasteur
défroqué Gösta, la lèvre fine et le sourcil arqué. Son charisme éclate, et il
en a besoin : face à lui, l’immense Lillian
Gish déploie des trésors de finesse, de charme discret et d’émotion
contenue derrière ses grands yeux et sa bouche en cœur. La reine des ingénues
signe comme souvent l’exploit de dominer le film et de capter l’attention tout en
paraissant frêle et fragile. L’incarnation de l’innocence et de la pureté.
The
Wind, le
vent du nord se déchaine
Un film de Victor Sjöström (1928), avec
Lillian Gish et Lars Hanson.
Le Vent est probablement le plus célèbre et le
meilleur exemple de ce que l’art de Sjöström pouvait accomplir à partir de
rien. Car le scénario est d’une grande simplicité : une jeune femme part
vivre dans les plaines venteuses de l’Ouest sauvage américain, et doit
apprendre à survivre. Mais ce film est avant tout l’occasion pour le
réalisateur de retranscrire le ressenti de l’héroïne, interprétée par Lillian Gish, et dont la maîtrise
charismatique inonde l’écran : on ne voit qu’elle. L’autre
« personnage » marquant du film n’est autre que le danger qui la
menace : le vent du nord, le plus terrible de tous. Le vent qui rend fou.
Le vent du nord est ici un
personnage mythique, que craignent et vénèrent les habitants de ces plaines
sauvages. Et c’est là que Sjöström sublime son film, en donnant au vent une
dimension onirique, puisque le vent du nord est personnifié dans quelques
séquences par un cheval fantôme
ruant et galopant dans le ciel. Ce qui pour nous s'apparente à un rêve éveillé est comme un cauchemar pour l’héroïne
ingénue, et Lillian parait bien frêle pour affronter les assauts du vent et la rudesse des hommes frustres de ces terres désolées. Comme Chaney dans He Who Gets Slapped, Lillian
entre en symbiose avec l’art de son cinéaste pour produire l’évolution du
caractère de son personnage, qui lutte de toutes ses forces pour ne pas se
noyer dans cet univers étrange et diabolique, et dont, pourtant, il ressort
une certaine grandeur, une fragile beauté.
Un très bel article confirmant que je n'ai pas à rougir d'avoir Sjöström dans mon top des plus grands metteurs en scène du cinéma. Et je suis globalement d'accord sur tout. Körkarlen est excellent, avec des images impressionnantes qui retranscrivent on ne peut mieux l'atmosphère obscure recherchée, même si je ne suis pas saisi outre mesure par l'histoire. Je n'ai vu He Who Gets Slapped qu'une fois et, sans mauvais jeu de mot: quelle claque! C'est déchirant, Lon Chaney m'y a ébloui, et je suis content de n'être pas le seul à trouver que Norma Shearer dépasse l'écriture du rôle par son jeu. Quant au Vent, je crois qu'il s'agit d'un encore plus grand chef-d’œuvre que les autres, avec la puissance des images, le cheval métaphorique galopant dans le ciel, des relations entre personnages qui m'ont touché et, au sommet de l'édifice, Lillian Gish dans son plus beau rôle (ce qui veut dire beaucoup). J'y ai également aimé Lars Hanson en époux un peu rustre qui veut néanmoins bien faire.
RépondreSupprimerIl me faudra cependant revoir The Scarlet Letter, que j'avais aimé visuellement, mais dont l'histoire m'avait laissé un peu de marbre, impliquant une certaine difficulté à apprécier les performances d'acteurs, malgré, je crois, une scène au bord de l'eau où Lillian Gish révélait un aspect volontaire qu'on aurait pas forcément soupçonné de prime abord, ce qui m'avait plu. Mais mon souvenir est trop confus à présent, je me souviens surtout de la barbe effrayante du mari...
Quoi qu'il en soit, merci pour cette liste qui me donne envie de me refaire une soirée Sjöström sous peu.
Merci. Ce réalisateur m'a pour ma part surtout marqué pour son style et ses trouvailles visuelles, mais parlant des scénarios, ils sont assez divers, quoique assez sombres, et j'y ai plutôt bien trouvé mon compte. The Scarlet Letter m'a offert une ambiance très XVIIe siècle qui m'a bien plu, d'autant que l'histoire est assez divertissante, avec des thématiques sociales et un contexte historique très présents. Je n'ai pas parlé du mari, mais avec son allure d'homme des bois son apparition était assez saisissante !
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