mardi 22 décembre 2015

CONSTANCE BENNETT, LE DON DE L’ELEGANCE




Au chapitre de l’élégance, la constance a un nom : Bennett. C’est peu dire que la blonde Constance (1904-1965), l’aînée des sœurs Bennett (Joan, la brune, étant la plus célèbre) a su développer au cours de sa carrière un style d’une sophistication rare, entre mélodrames et comédies loufoques. Si sa sœur a imposé sa griffe de femme fatale dans le film noir des années 40, Constance a percé plus tôt et a connu ses heures de gloire dans les années 30. A son aise dans des rôles de jeune femme mondaine, elle charme par ses airs faussement pincés, ses œillades sarcastiques, et de sa belle voix rauque domine avec aisance de ses répliques ses partenaires masculins.


What Price Hollywood?, les dessous de l’usine à rêves




Un film de George Cukor (1932), avec Constance Bennett, Lowell Sherman et Neil Hamilton.

L’histoire : Mary Evans (Constance Bennett), une jeune serveuse, est propulsée au rang de star de cinéma avec l’aide et la complicité de Max Carey (Lowell Sherman), un réalisateur à la carrière déclinante qui sombre peu à peu dans l’alcool, tandis que sa protégée prend son envol.

Première ébauche de A Star is Born (Une étoile est née), What Price Hollywood? allie le comique au tragique pour lever le voile sur les coulisses de l’univers cinématographique américain. Le film a le mérite de montrer dans un même mouvement le rêve fabuleux procuré par Hollywood (l’ascension fulgurante de Mary) et le cauchemar dans lequel un faux pas peut plonger subitement une carrière (la déchéance du réalisateur alcoolique). Surtout, le film met en exergue le dilemme moral d’une telle industrie : si Mary obtient le succès tant espéré, c’est en pliant sa vie aux contraintes du système (incarné par le producteur, tellement cynique que c’en est drôle). Si le cinéma fait la gloire de certains, il peut leur reprendre leur dignité en un claquement de doigts. Tel est le message d’un film étonnamment moderne à une époque où les studios sont tout puissants.

Dotée d’un rôle de géante, Constance Bennett ne laisse pas passer l’occasion de donner une performance inoubliable. Combative, elle incarne avec brio cette jeune femme qui accède à la célébrité avec son cortège de noirceurs. Je retiens surtout la facilité qu’elle a de passer d’un personnage de serveuse entreprenante et taquine à celui d’une diva exubérante et enfant gâtée. La transformation est saisissante.

La relation de Mary avec les hommes, et en particulier son réalisateur fétiche, est également l’une des trames motrices du film. La complicité Constance Bennett / Lowell Sherman est source de rire tout autant que de larmes, et le tout a de quoi rendre l’expérience marquante pour le spectateur.


Topper, rien ne sait mourir comme les bons vivants




VF : Le couple invisible. Un film de Norman Z. McLeod (1937), avec Constance Bennett, Cary Grant, Roland Young et Billie Burke.

L’histoire : Un couple mondain et bon vivant, Marion (Constance Bennett) et George Kerby (Cary Grant), meurt subitement dans un accident de voiture. Devenus des fantômes, les facétieux époux décident d’aider - à leur façon - le banquier Cosmo Topper (Roland Young), un homme aux manières très guindées, à enfin profiter de sa vie.

La fin des années 30 voit Constance se jeter à corps perdu dans le genre qui lui sied probablement le mieux : la screwball comedy, ou comédie loufoque. Avec un style qui tient du Marlene Dietrich et du Carole Lombard tout à la fois (!), elle détonne au bras du futur spécialiste du genre, Cary Grant, qui brillera la même année dans The Awful Truth.

Topper permet à la belle de jouer non seulement sa partition la plus célèbre, mais surtout de donner chair à l’héroïne certainement la plus représentative de son style de jeu le plus abouti. Comme son époux, Marion Kerby est adepte du carpe diem (cf. la très belle scène avec l’inévitable pianiste Hoagy Carmichael), mais elle n’en est pas moins une dame indépendante, qui se passe de l’autorisation de son mari pour faire ce qu’il lui plaît (ce qui contraste avec l’attitude de Topper, soumis aux diktats de sa femme). 

En campant une femme libre, séductrice et volontaire, Constance capte l’humour et par là-même toute l’âme du film. On peut citer comme petites perles comiques provoquées par l’inénarrable jolie mondaine la jalousie du personnage (fantôme !) de Cary Grant ou encore l’embarras du pataud et timide Topper, vraiment irrésistibles. Et il y a de quoi, au vu de l'ampleur de la sensualité déployée, à grand renfort de poses lascives. Ce n'est pas sans rappeler le Pré-Code, ce qui n'est pas pour me déplaire.


Merrily We Live, la classe folle de l’excentricité




VF : Madame et son clochard. Un film de Norman Z. McLeod (1938), avec Constance Bennett, Brian Aherne, Billie Burke et Alan Mowbray.

L’histoire : Une riche mère de famille a pour manie de prendre à son service tout clochard qu’elle rencontre. Alors que le dernier en date s’est enfuit avec l’argenterie de la maisonnée, le reste de la famille n’aspire qu’à ce que cette habitude cesse. Mais lorsqu’un jeune homme en haillons, Wade Rawlins (Brian Aherne), se présente à sa porte, la fantasque Mrs Kilbourne (Billie Burke) ne peut s’empêcher de lui proposer un poste de chauffeur, au grand dam de sa fille aînée, la pétillante Jerry (Constance Bennett).

Je mentionnais Carole Lombard, et la comparaison prend tout son sens s’agissant de Merrily We Live, au scénario proche de My Man Godfrey (un film de 1937 dans lequel la « Reine de la Screawball Comedy » a donné probablement sa performance la plus légendaire), puisque la première actrice pressentie pour ce rôle était… Constance, of course ! Ce n’était que partie remise, puisqu’un an plus tard voilà notre Constance en fille aînée d’une famille particulièrement déjantée.

Contrairement à My Man Godfrey ou You Can't Take It With You, cette fois-ci seule la mère mérite réellement le qualificatif de dingue, mais à un point tel qu’elle en vaut bien dix. Billie Burke est absolument iconique dans ce rôle, quitte à en faire parfois presque trop. Son type de jeu, assez délicieux, n’est pas sans rappeler les différentes incarnations de la mère d’Elizabeth Bennett (décidément !) dans Orgueil et Préjugés (avis aux amateurs !). Le majordome, joué par un Alan Mowbray à son plus drôle, est fabuleux : sa méfiance instinctive envers les mendiants ramenés par sa Maîtresse vaut son pesant d’or.

Riche en quiproquos subtilement dosés, Merrily We Live vaut principalement pour l’alchimie indéniable qui émane du duo de choc Constance Bennett / Brian Aherne. La rencontre entre la riche et sophistiquée Jerry et l’homme venu de nulle part arborant une barbe de trois jours fait des étincelles. Marivaudage très réussi, leur relation est d’un bout à l’autre une sorte de jeu de l’amour et du hasard remis au goût du jour (enfin, des années 30 !). En cela le film diverge grandement d’un My Man Godfrey, d’autant que Constance campe de loin le personnage le plus sensé du lot, ce qui rend son attitude envers Rawlins encore plus savoureuse.

Le tout est bien évidemment d’une classe folle (bien sûr !), ce qui ne peut que faire regretter que l’actrice ait vu à ce moment sa carrière s’éteindre à petit feu, au moment même où celle de sa sœur Joan décollait. Qu'importe, l'œuvre que Constance Bennett laisse derrière elle mérite qu’on se rappelle d’elle, la blonde hollywoodienne qui détenait le secret de l’élégance.



mercredi 2 décembre 2015

VICTOR SJÖSTRÖM, LE SONDEUR DES ÂMES



A l’aube des années vingt, en Suède, un acteur-réalisateur du nom de Victor Sjöström est au sommet de son art. Avec d’autres prodiges, tels le cinéaste Mauritz Stiller ou le chef opérateur Julius Jaenzon, les maîtres suédois donne au cinéma muet naissant quelques-unes de ses plus belles lettres de noblesse. Courtisé par Hollywood, Sjöström donnera bientôt aux Américains quelques perles, avec l’aide d’interprètes d’une expressivité rare comme Lon Chaney et Lillian Gish.

Fabuleux révélateur de la profondeur de l’âme humaine, son cinéma est un art où les émotions et les sentiments transpirent par les regards et les gestes des acteurs, et où une esthétique sombre d’une étonnante beauté donne un sens, une revendication, une signature à l’action. Voici quatre films parmi les plus grands signés du maître.


Körkarlen, la mort rend visite aux vivants



Un film de Victor Sjöström (1921), avec Victor Sjöström, Hilda Borgström, Tore Svennberg et Astrid Holm.

L’œuvre riche de la romancière suédoise Selma Lagerlöf a inspiré une grande partie des chefs d’œuvre de l’âge d’or du cinéma suédois, comme Le trésor d’Arne et La légende de Gösta Berling de Mauritz Stiller, et La charrette fantôme (Körkarlen en VO) de Victor Sjöström. Le cinéaste, qui joue également le rôle principal, signe ici un conte noir, fantastique, et pourtant ancré dans une réalité très présente, celle de la misère.

A la Saint-Sylvestre, une jeune femme de l’Armée du Salut, mourante, demande à voir un ancien protégé, David Holm, un ivrogne. Celui-ci, assis dans un cimetière, évoque avec des compagnons d’infortune une légende selon laquelle le dernier homme à mourir dans l’année est condamné à servir la Mort, en conduisant pendant une année la charrette de la Mort. Quand Holm refuse de se rendre au chevet de la mourante, ses compagnons le querellent et ils se battent. Quelques instants avant que minuit ne sonne, David Holm meurt.


Körkarlen est un film visuellement saisissant. Les plans figurant la charrette fantôme et son cocher, faits au moyen de surimpressions, sont particulièrement réussis et étonnamment modernes pour l’époque. Les scènes fantastiques du film lui donnent une aura sombre, mystérieuse et envoûtante, mais peu effrayante : le rythme lent et l’absence de violence du fantôme en font plus un messager implacable du destin qu’une menace réelle. En revanche, la description de la vie quotidienne dans ces rues sordides, ce cimetière, ces intérieurs misérables, entretiennent un malaise bien plus grand. Par ailleurs le film explore les méandres du caractère de David Holm : ses choix et ses motivations sont passés au crible de la morale chrétienne, permettant à Sjöström de montrer également ses talents d’acteur en homme au bout du rouleau, fautif et pourtant suscitant la pitié.


He Who Gets Slapped, la complainte du clown


Un film de Victor Sjöström (1924), avec Lon Chaney, Norma Shearer et John Gilbert.

Il est rejeté par tous, ses pairs, sa femme : tous se sont ligués contre lui. Lui, c’est « Celui qui reçoit des claques », He, who gets slapped. Tous au cirque ne le connaissent que sous ce sobriquet, « He ». Autrefois, c’était un scientifique qui ambitionnait de révolutionner son champ de recherche. Mais, trahit par son mécène et sa femme, il s’est vu moqué en public par ses collègues, après avoir été giflé par l’homme qui lui a volé son triomphe. Cette humiliation, il la reproduit depuis en tant que clown, et chaque soir il provoque l’hilarité du public en recevant claque après claque.


« He » est incarné par Lon Chaney, « l’homme aux mille visages », qui fait de ce personnage torturé, mais captivant et non dénué d’héroïsme, une incarnation de la souffrance morale et de la résignation. Les génies combinés de Chaney et Sjöström subliment ce récit tragique en lui apportant une splendeur visuelle, qui expose aux yeux de tous l’injustice qui peut être commise par les hommes, et l’impact fatal que celle-ci peut produire sur l’âme d’un être excessivement humain.

Mention spéciale pour Norma Shearer, qui montre dans ce film quelle profondeur on peut donner à une ingénue par un jeu d’actrice subtilement dosé.


The Scarlet Letter, la marque de l’infamie


Un film de Victor Sjöström (1926), avec Lillian Gish et Lars Hanson.

Récit célèbre régulièrement porté à l’écran (la dernière fois en 1995), The Scarlet Letter (La lettre écarlate) conte les déboires d’Hester Prynne (Lillian Gish), une jolie jeune femme confrontée aux mœurs puritaines d’un village de Nouvelle-Angleterre au 17ème siècle. L’attitude « pécheresse » d’Hester lui vaut d’être condamnée à porter sur ses habits l’infâme « A » rouge (pour « adultère »), malgré les efforts du très influent révérend Dimmesdale (Lars Hanson), qui s’est épris d’elle.

Lars Hanson, le génial interprète de Gösta Berling, frappe encore après avoir émigré aux Etats-Unis, tel une Greta Garbo ou Victor Sjöström lui-même. Le révérend Dimmesdale n’est pas sans rappeler le pasteur défroqué Gösta, la lèvre fine et le sourcil arqué. Son charisme éclate, et il en a besoin : face à lui, l’immense Lillian Gish déploie des trésors de finesse, de charme discret et d’émotion contenue derrière ses grands yeux et sa bouche en cœur. La reine des ingénues signe comme souvent l’exploit de dominer le film et de capter l’attention tout en paraissant frêle et fragile. L’incarnation de l’innocence et de la pureté.


Si le principal intérêt de ce film est son scénario et les performances de ses acteurs, la réalisation n’est pas en reste. Le pittoresque d’un petit village d’une colonie puritaine, qui reflète la candeur d’Hester, est doublé d’une impression d’isolement, de huis-clos, particulièrement présente lors des scènes enneigées et nimbées d’obscurité. Les habitants s’épient par les fenêtres, la menace vient du dehors. Sjöström dénonce l’injustice, et pour ce faire insiste sur l’innocence de Lillian, filmée dans une attitude si paisible, mignonne et résignée. Le tout est sobre, mais suffit pour embellir les émotions dégagées.


The Wind, le vent du nord se déchaine



Un film de Victor Sjöström (1928), avec Lillian Gish et Lars Hanson.

Le Vent est probablement le plus célèbre et le meilleur exemple de ce que l’art de Sjöström pouvait accomplir à partir de rien. Car le scénario est d’une grande simplicité : une jeune femme part vivre dans les plaines venteuses de l’Ouest sauvage américain, et doit apprendre à survivre. Mais ce film est avant tout l’occasion pour le réalisateur de retranscrire le ressenti de l’héroïne, interprétée par Lillian Gish, et dont la maîtrise charismatique inonde l’écran : on ne voit qu’elle. L’autre « personnage » marquant du film n’est autre que le danger qui la menace : le vent du nord, le plus terrible de tous. Le vent qui rend fou.

Le vent du nord est ici un personnage mythique, que craignent et vénèrent les habitants de ces plaines sauvages. Et c’est là que Sjöström sublime son film, en donnant au vent une dimension onirique, puisque le vent du nord est personnifié dans quelques séquences par un cheval fantôme ruant et galopant dans le ciel. Ce qui pour nous s'apparente à un rêve éveillé est comme un cauchemar pour l’héroïne ingénue, et Lillian parait bien frêle pour affronter les assauts du vent et la rudesse des hommes frustres de ces terres désolées. Comme Chaney dans He Who Gets Slapped, Lillian entre en symbiose avec l’art de son cinéaste pour produire l’évolution du caractère de son personnage, qui lutte de toutes ses forces pour ne pas se noyer dans cet univers étrange et diabolique, et dont, pourtant, il ressort une certaine grandeur, une fragile beauté.