Dégustant son thé vert citron d’une main,
le Général Yen manie sa « plume » de l’autre pour porter son regard
acéré sur les quelque cent cinquante cinéastes figurant sur sa liste. Nombreux
sont les Grands et la lutte est rude, et le soleil a disparu de l’horizon lorsque
son choix se porte finalement sur cinq noms, dont chacun mérite sa place au
panthéon des réalisateurs. Et voici pourquoi.
N°5 : Alfred Hitchcock, maître de
l’ombre
Hitchcock est le
Maître, cela va sans dire, mais de là à le faire figurer dans mes cinq ?
Ce n’était pas évident pour moi, d’autant qu’il n’a pas son pareil pour me
frustrer, en particulier avec des fins abruptes et pas toujours satisfaisantes
dans le feu du moment. Mais voilà, il me suffit de ne jeter qu’un seul coup
d’œil à mes notes pour me rendre compte que quasiment tous ses films sont bons,
et une majorité sont excellents. Même s’il m’a souvent manqué un « petit
quelque chose en plus », ses films des années 30 (période britannique
parlante) et années 40 (débuts américains), à savoir mon ère de prédilection,
forment un tout qui fait figure de référence.
Le style de Hitchcock : en me limitant aux années 30 et 40,
que je connais mieux, on retrouve chez le cinéaste britannique une véritable
marque de fabrique. Si le suspense n’est pas encore aussi abouti que quelques
années plus tard, Hitchcock est à la foi novateur et ancré dans son
époque : j’ai un coup de cœur pour l’atmosphère très anglaise de The 39
Steps ou The Lady Vanishes, tandis que ses premiers films américains sont des
précurseurs du film noir.
« Revue générale » : A l’exception notable d’Ingrid
Bergman, qui possède un charisme quasiment physique, j’ai souvent eu
l’impression que les premiers rôles féminins étaient un peu fades chez
Hitchcock. Probablement à cause de la propension de celui-ci à dépeindre des
blondes froides, distantes et en danger permanent. Même les stars masculines
qui se succèdent ne me paraissent pas si transcendantes ! Il faut dire que
tous ces personnages semblent souvent les jouets du destin, alias Hitchcock
lui-même, et cela valorise évidemment ses films. Et puis, il sait mettre en
valeur les beautés féminines, de Madeleine Carroll à Kim Novak en passant par
Margaret Lockwood. Alors...
« Décorations »
Au terme de sa revue, le Général Yen honore
les trois meilleurs films du réalisateur…
Ordre du Général :
Rebecca (1940). Peut-être le plus beau film de Hitchcock, esthétiquement
parlant ; l’ambiance gothique oppressante et mystérieuse, matérialisée par
le manoir et une gouvernante inquiétante, semble vouloir comme avaler une Joan
Fontaine scintillante.
Croix de Yen, 1ère
classe : Shadow of a Doubt (1943). Celui-ci est peut-être le plus abouti,
sur sa forme comme sur le fond, et je n’ai pas grand-chose à redire à cette
petite merveille de huis-clos familial dans une petite ville provinciale. A
noter, l’un des meilleurs rôles de la jeune Teresa Wright.
Croix de Yen, 2ème
classe : Spellbound (1945). Un thriller psychanalytique profond,
intéressant et rondement mené, dominé par une Ingrid Bergman en forme en
doctoresse inquisitrice.
N°4 : Preston Sturges, génie de la
plume
J’ai beaucoup
d’admiration pour Sturges, et même s’il s’agit de celui des cinq dont j’ai vu
le moins de films, son talent inimitable d’écriture (des scénarios et des
dialogues) et son esprit doué pour un humour fin et rempli de références en
font l’un des cinéastes les plus brillants de l’Âge d’or.
Le style de Sturges : scénariste à succès devenu
réalisateur génial, Sturges n’a pas son pareil pour concocter des comédies
hilarantes, en créant une sorte de cinéma
post- « screwball comedies » (comédies loufoques), renouvelant un
genre qui a eu son heure de gloire à la fin des années 30.
« Revue générale » : Sturges met en valeur ses acteurs,
tenez-le-vous pour dit. Car oui : il a réussi à me faire apprécier Joel
McCrea (Sullivan’s Travels). Joel
McCrea ! De même, Eddie Bracken parait être un génie comique dans Hail the Conquering Hero. Quant à
Barbara Stanwyck, elle a rarement été aussi brillante que dans The Lady Eve… Mais ça, ce n’est pas une
surprise !
« Décorations »
Au terme de sa revue, le Général Yen honore
les trois meilleurs films du réalisateur…
Ordre du Général :
The Lady Eve (1941). Parodie complexe du mythe biblique d’Adam et Eve, ce film
permet à Sturges de faire preuve de toute sa subtilité légendaire. Les
références sont nombreuses, l’humour caustique est dégainé avec charisme par
Barbara Stanwyck et l’ensemble est une grande réussite.
Croix de Yen, 1ère
classe : Hail the Conquering Hero (1944). Moins fin que le précédent, mais
encore plus drôle, celui-ci valorise le comique de situation en mettant en
scène un anti-héros qui devient à son corps défendant la coqueluche de sa ville
natale.
Croix de Yen, 2ème
classe : Sullivan’s Travels (1941). La référence est cette fois
dirigée vers Gulliver, et le registre est légèrement différent puisque s’il
s’agit bien d’une comédie, on glisse ici vers la satire sociale. McCrea est
brillant et Veronica Lake captivante dès qu’elle apparaît à l’écran.
N°3 : Rouben Mamoulian, virtuose
visionnaire
Contrairement à
Sturges, Rouben Mamoulian brille moins par ses scénarios que par son prodigieux
sens de l’art de la mise en scène, surtout si l’on considère l’époque de ses
plus grands films : le tout début de l’ère du cinéma parlant, les années
31-33, une époque où les réalisateurs tentaient plus d’apprivoiser le son et
d’intégrer des dialogues à leurs films que d’innover en matière d’image. Quand
l’on voit que certains de ses films font encore figure de références aujourd’hui, on ne
peut que constater l’avance qu’avait ce cinéaste sur son temps.
Le style de Mamoulian : touche à tout, Mamoulian a brillé
aussi bien dans la comédie musicale que dans le drame historique ou le
fantastique. Fort pour rendre son sujet divertissant, il n’hésite pas à user de
sa caméra de diverses manières pour proposer plans suggestifs (« la scène
de la jambe » de Miriam Hopkins dans Dr.
Jekyll and Mr. Hyde), comiques (la poursuite du faon dans Love Me Tonight) ou énergiques (le plan
sur les roues du train dans le finale de Love
Me Tonight, l’entrée en scène de Garbo dans Queen Christina).
« Revue générale » : Avec lui, les acteurs sont à la
fête. Difficile de ne pas être conquis par Greta Garbo dans Queen Christina ou Fredric March dans Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Même les
seconds rôles sont à la fête malgré un temps d’écran limité, comme les
séduisantes Miriam Hopkins dans Dr.
Jekyll et Myrna Loy dans Love Me
Tonight.
« Décorations »
Au terme de sa revue, le Général Yen honore
les trois meilleurs films du réalisateur…
Ordre du Général :
Love Me Tonight (1932). Comédie musicale fabuleuse, remplie d’astuces
techniques provoquant effets comiques ou accélérant le rythme, ce film atteint
des sommets.
Croix de Yen, 1ère
classe : Queen Christina (1933). La meilleure prestation de Garbo, ce qui
suffit à en faire un mythe. Mais il est bien plus que cela avec son grandiose
et son délicieux arrière-goût scandinave.
Croix de Yen, 2ème
classe : Dr. Jekyll and Mr. Hyde (1931). Les effets "d'horreur", en particulier le maquillage de Hyde, ont vieilli, mais le tout reste encore aujourd’hui saisissant. L’atmosphère
très sombre est finement travaillée et a des références bien européennes…
N°2 : Ernst Lubitsch, prince du
raffinement
Il aurait pu être
premier. Et il s’en faut de peu. Mais Ernst Lubitsch, l’Allemand à l’œil rieur,
n’en reste pas moins pour moi l’un de ces merveilleux conteurs qui jongle avec
adresse entre senteurs d’autrefois et audace d’avant-garde. Roi des
sous-entendus cachés dans sa mise en scène, ses fameux clins d’œil, Lubitsch
m’avait étonnamment laissé de marbre au départ, son univers me paraissant trop
froid. Et puis ce fut le déclic : la subtilité de son humour, qui imprègne
les dialogues de ses films, n’a d’égale que la subtilité de sa réalisation, où
tout semble avoir un sens, une place, pour concourir à l’excellence et laisser
une impression de perfection.
Le style de Lubitsch : dans la mise en scène, une
opposition de style frappe : intérieurs souvent modernes, anguleux et
hauts de plafond, mais extérieurs traditionnels, de carte postale, qu’il
s’agisse de Paris, capitale du raffinement chez Lubitsch, de Venise ou de la
campagne anglaise. On remarquera une prédilection pour les milieux
aristocratiques ou bourgeois, qui sont à la fois objet de désir et de
satire : la comédie, qu’elle soit musicale, romantique ou satirique, est
reine chez l’Allemand.
« Revue générale » : Tout pour les actrices, ou
presque ! Les dames sont chouchoutées, et je dois en grande partie à
Lubitsch mon attachement pour Jeanette MacDonald, Margaret Sullavan, Kay
Francis et Miriam Hopkins… Côté acteurs, Maurice Chevalier est immanquable dans
toutes les comédies musicales lubitschiennes ou presque (mais il faut apprécier
son style très franchouillard) et surtout, Charles Boyer est une révélation de
comique élégant dans Cluny Brown (là
encore avec un certain accent, mais plus distingué). Et puis, pour faire rire Garbo sans accroc, il fallait bien un Lubitsch (Ninotchka) !
« Décorations »
Au terme de sa revue, le Général Yen honore
les trois meilleurs films du réalisateur… (et il précise que le choix n'a pas été sans mal !)
Ordre du Général :
The Shop Around the Corner (1940). Le célèbre chef d’œuvre n’a pas pris une
ride et possède une saveur toute liée au charme d’une Budapest fantasmée, comme
l’Europe d’avant-guerre de manière générale chez le cinéaste allemand.
Croix de Yen, 1ère
classe : Cluny Brown (1946). Une excellente surprise, à vrai dire le film
qui m’a fait aimer Lubitsch, même s’il se distingue sur de nombreux points des
autres grands noms du réalisateur. L’humour est fin, et la naïveté de Jennifer
Jones combinée au charisme comique de Boyer font le reste.
Croix de Yen, 2ème
classe : The Love Parade (1929). J’aurais pu citer l’excellent Design for Living (et son ménage à
trois ! Quand on parle d’audace…) ou me rabattre vers une comédie musicale
plus aboutie comme The Merry Widow, mais
j’adore l’aspect très pré-code de celui-ci. Jeanette MacDonald n’a jamais été
aussi drôle, elle domine la première partie du film comme une reine, et le tout
semble si novateur (1929 !), que j’adhère complètement.
N°1 : William Wyler, roi parmi les cinéastes
Ben-Hur, le mythe des péplums ? C’est lui. Vacances romaines, l’émergence de l’iconique Audrey Hepburn ?
C’est lui. Les meilleurs films de la grande Bette Davis ? C’est lui. Ces
quelques noms à eux seuls montrent à quel niveau se situe William Wyler dans le
panthéon de l’histoire du cinéma. C’est bien simple : je ne compte plus le
nombre de ses films que j’ai aimés avant de me dire « tiens, mais
c’est un Wyler ! » Et peu à peu, film après film, je n’ai pu que me
rendre à l’évidence : si Wyler n’a pas le style le plus fascinant ni le
plus identifié, s’il ne possède pas une « patte » comme un Lubitsch,
il sait s’entourer de talents et transforme tout ce qu’il entreprend en or.
Le style de Wyler : une atmosphère toujours très
finement travaillée, que ce soit dans le genre noir (Wuthering Heights, The Letter),
romantique (la belle Rome de Roman
Holiday) ou mélodramatique (The Best
Years of Our Lives). Tout est mis en œuvre pour créer un film avec
sa propre identité (les landes anglaises de Wuthering
Heights, le Vieux Sud de Jezebel,
la Budapest de The Good Fairy).
« Revue générale » : au-delà de sa maîtrise de l’ambiance de
ses films, Wyler reste pour moi celui qui m’a fait apprécier des performances
d’actrices comme Bette Davis (le triptyque Jezebel,
The Letter, The Little Foxes), Mary Astor (un bon second rôle dans Dodsworth) ou Audrey Hepburn (Roman Holiday), en leur donnant force et
féminité, une forme de charme supplémentaire. Il a aussi donné parmi leurs
meilleurs rôles à certaines de mes favorites, comme Merle Oberon (Wuthering Heights, These Three) ou Myrna Loy (The
Best Years). Idem chez les acteurs, avec Dana Andrews (The Best Years) et Kirk Douglas (le très intéressant huis-clos Detective Story). Je note aussi une
prédilection pour le très distingué Herbert Marshall, bien à sa place dans
l’humoristique The Good Fairy et excellent
face à une diabolique Bette Davis dans The
Little Foxes et The Letter.
« Décorations »
Au terme de sa revue, le Général Yen honore
les trois meilleurs films du réalisateur…
Ordre du Général :
Wuthering Heights (1939). Un chef d’œuvre de réalisation, dans un style gothique
et romantique, qui donne un souffle mystérieux et grandiose au roman d’Emily
Brontë et sublime les deux anti-héros joués par Laurence Olivier et Merle
Oberon.
Croix de Yen, 1ère
classe : The Best Years of Our Lives (1946). Le film-modèle des fresques
de « retour de guerre », avec un casting au sommet, dirigé de main de
maître, et une émotion difficilement égalable.
Croix de Yen, 2ème
classe : The Little Foxes (1941). Le meilleur film de la
collaboration avec Bette Davis, un magnifique exemple d’ambiance de
« huis-clos à ciel ouvert » dans une petite ville du début du siècle dernier dominée par une
famille sans scrupules.