mardi 29 novembre 2016

DEBORAH KERR, LA DERNIERE REINE D’ECOSSE


Après une petite période d’interruption bien remplie, le blog reprend ses droits en cette fin de novembre. Je m’attarde aujourd’hui sur une actrice qui détient chez moi une place particulière, car c’est un coup de cœur ancien, qui remonte à un temps où les uniques classiques qui m’intéressaient étaient les légendaires péplums des années 1950-60 (Quo Vadis, etc.). Cette perle rare, c’est Deborah Kerr. J’ai choisi de ne dévoiler dans cet article que les trois films contenant mes prestations préférées de l’actrice, laissant à mon illustre coauteur, fan lui aussi de la rousse Ecossaise, le soin de développer le jour venu son propre ressenti. Vous pouvez d’ailleurs déjà retrouver son article sur Black Narcissus ici. Pour ma part, j’ai un immense faible pour la Deborah de la fin des années 1950, début des années 1960, époque où elle a tourné les trois films ci-dessous, probablement parce que jamais beauté et distinction n’auront autant rimé avec subtilité et perfection...


Tea and Sympathy, la délicatesse selon Deborah K.



VF : Thé et sympathie. Un film de Vincente Minnelli (1956), avec Deborah Kerr, John Kerr et Leif Erickson.

L’histoire : Un adolescent brimé par ses camarades et son professeur de sport trouve refuge et réconfort auprès de l’épouse de ce dernier.

L’odeur du thé intrigue le Général Yen. C’est inévitable. Mais que dire de la sympathie, quand celle-ci est apportée par une Deborah Kerr au sommet de son art de la peinture des émotions contenues ?
Je suis loin d’être un admirateur fervent de l’œuvre du réalisateur Vincente Minnelli qui, quoique dans une moindre mesure qu’un Douglas Sirk, a eu tendance à produire le mélodrame type des années 50, dont les couleurs presque irréelles et le plan trop large en format CinemaScope donnent une tonalité vieillotte et ne parviennent pas à capter suffisamment les émotions pourtant indispensables au scénario, au risque de provoquer l’ennui du spectateur. Tea and Sympathy reproduit ce schéma. Et pourtant…

Car oui, si les choix de réalisation desservent à mon sens le film en mettant aux oubliettes les gros plans sur les visages des acteurs, ils créent une atmosphère de petite bourgade oppressante pour le héros, Tom (John Kerr), qui est comme atomisé à l’image, signe de sa timidité et de sa différence. Une atmosphère propice à l’ennui, celui de Laura, cette femme au foyer délaissée jouée par Deborah Kerr, qui retrouve un sens à sa vie en prenant sous son aile le jeune homme torturé. Certes, l’aspect d’homosexualité de la pièce d’origine (avec les mêmes acteurs dans les rôles principaux) est évacué, mais le principe est le même : comme l’exprime Laura dans un dialogue avec son mari, il s’agit d’un conflit sur ce que doit être la véritable « virilité » (« manliness »), il s’agit de savoir si la sensibilité doit en être extirpée pour que de chaque garçon naisse un mâle, selon les standards de l’époque. C’est pourquoi, à travers cette thématique puissante qui interroge chacun des personnages, le film, qui agit comme un huis-clos, conserve une force authentique et se révèle être bouleversant.

Cette force est littéralement incarnée par Deborah dans ce qui reste à mon sens l’une de ses plus grandes performances. Certes, l’habitude de jouer le rôle au théâtre donne parfois l’impression qu’elle surjoue légèrement, comme une comédienne le ferait sur scène. Mais il se dégage de sa prestation une telle capacité à émouvoir, une telle affection dirigée envers un seul être, que son jeu prend tout son sens et apparait comme la mise à nue de ce que ressent son personnage, Laura. Elle parvient inévitablement à capter l’attention du spectateur, malgré l’absence de gros plan sur son visage (l’hérésie !), et tire de cela une sensualité remplie de poésie, larmoyante mais magnifique. Il faut voir ce film pour comprendre ce qu’est le charisme de la délicatesse.


The Sundowners, par-delà l’horizon des possibles



VF : Horizons sans frontières. Un film de Fred Zinnemann (1960), avec Deborah Kerr, Robert Mitchum et Peter Ustinov.

L’histoire : Au début du 20ème siècle, en Australie, une famille d’éleveurs nomades parcourt routes et chemins à travers le bush. Tandis que le père Paddy se satisfait de cette vie d’aventure, sa femme Ida et son fils Sean commencent à manifester une aspiration sédentaire.

Deborah Kerr à contre-emploi dans un rôle de femme de berger nomade, voilà qui vaut bien un détour !

Par contraste avec le film précédent, ici la réalisation est quasi-parfaite, permettant au film de contourner l’obstacle d’un scénario autrement plat et ennuyeux. Tout ici concourt à magnifier la vie nomade dans un environnement hostile mais splendide, qui rappelle la conquête de l’Ouest, les bisons en moins, les troupeaux de moutons en plus. En suivant le quotidien d’une famille dans ses pérégrinations et des bergers itinérants dont le sport favori est la tonte des moutons, The Sundowners s’inscrit dans la tradition du film social, et c’est en cela qu’il est passionnant.

Le film dispose en outre d’un casting de gros calibre. Si Peter Ustinov campe comme à son habitude un personnage haut en couleur mais de second ordre, l’association du couple Robert Mitchum – Deborah Kerr fait des merveilles. D’un côté, Mitchum, le monstre de virilité charismatique, un peu bourru mais attachant. De l’autre, Deborah, qui laisse en coulisses ici son aura de grande dame pour incarner une femme déterminée, de caractère et qui, comble de l’extase, tient formidablement tête à Mitchum ! L’alchimie entre les deux est je pense portée ici à son zénith, car Deborah réduit considérablement le contraste entre eux (on est loin du soldat et de la religieuse de Heaven Knows, Mr Allison). Pour l’anecdote, si ici c’est elle qui vient dans son registre à lui, c’est tout l’inverse la même année dans The Grass Is Greener, où Mitchum visite en touriste fortuné et un peu dandy le château de Deborah, pour une alchimie plus romantique.

The Sundowners a donc l’aspect d’une épopée de l’ordinaire, portée par une belle musique aux accents folkloriques, et qui prouve que notre Ecossaise préférée a du répondant et sait, dans son avantageuse maturité, encore surprendre, tout en gardant derrière un phrasé plus « authentique » la sensualité dissimulée qui est sa marque de fabrique.


The Innocents, l’art de l’horreur sublimée



VF : Les innocents. Un film de Jack Clayton (1961), avec Deborah Kerr, Martin Stephens et Pamela Franklin.

L’histoire : Au 19ème siècle, en Angleterre, une gouvernante se rend peu à peu compte que les enfants dont elle a la charge, dans un manoir gothique, sont au centre de phénomènes étranges.

Dès l’ouverture, l’une des plus fascinantes qu’il m’ait été donné de voir, transcendée par le mythique « O Willow Wally » chanté par une voix presque enfantine, puis le clair-obscur déroutant dévoilant l’actrice principale qui accompagne les crédits, on est plongé dans un univers « à la Rebecca » (le manoir gothique, l’atmosphère étrange des lieux, immenses et quasi-vides) qui sert de cadre à un thriller psychologique que n’aurait pas renié le Maître.

Sans surprise vu le thème du film, j’ai trouvé dans The Innocents tout ce que j’aime en termes de réalisation, la superbe photographie justifiant à elle seule pourquoi le Noir et Blanc doit continuer à être utilisé par les cinéastes. Il est évident que l’on n’obtiendrait pas le même degré de suspense et d’angoisse sans le jeu des ombres, qui marquent l’effroi des visages (avec de splendides gros plans bien entendu…) et semblent se moquer des protagonistes à travers les reflets, grâce aux nombreux miroirs judicieusement placés, comme pour accentuer la lente descente aux enfers de l’héroïne, Miss Giddens.

Car si les deux enfants qui troublent tant notre gouvernante sont, et c’est suffisamment rare pour être noté, admirablement interprétés (le garçon en particulier possède une aura charismatique qui ajoute à l’étrange), le film est fait pour et par Deborah Kerr, qui le sublime de bout en bout par son art. Cette fois, l’actrice est dans un rôle qui la connait, celui de gouvernante élégante bien née et d’abord éminemment sympathique, et je dirais même adorable du haut de ses presque quarante printemps. Le comportement bizarre des deux enfants, l’ambiance gothique du château et enfin, les apparitions effrayantes dont elle est le témoin, vont construire autour d’elle une atmosphère hostile à laquelle elle va devoir faire face, en bonne gouvernante victorienne armée de principes moraux.

Deborah est dans ce film fabuleuse, belle malgré l’effroi, elle vous hante comme elle est hantée par ces fantômes. Comme souvent chez elle, un érotisme sous-jacent affleure, et son côté malsain ajoute une corde à l’arc déroutant voulu par le réalisateur. La subtilité de l’actrice est ici plus que jamais précieuse, lui permettant de dévoiler toute une gamme d’émotions qui enrichissent son personnage et confèrent au film une force indéniable. Du grand cinéma.